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naturellement estoit plus amoureux de l'agriculture et plus affectionné, c'estoit mon pere. Adoncques l'oyant parler en ceste maniere, je luy demanday Et, feis je, tant de lieux que ton pere feit valoir, les gardoit il tous, ou s'il en vendoit quand il en trouvoit beaucoup d'argent? Il en gardoit, et en vendoit pour vray, dit Ischomache; mais certes aussitost, au lieu de celuy là, il en achetoit un autre oisif et vacant, tant il aymoit le travail et la peine. A bon escient, ô Ischomache, dis je, tu me parles d'un homme qui estoit vrayement de sa nature amoureux de l'agriculture; mais c'estoit ny plus ny moins comme les marchands sont amoureux des blez. Car pour les aymer extremement, où que ce soit qu'ils oyent dire qu'il y a abondance de blé, il navigent aussitost celle part2, traversans pour l'aller trouver l'Ægee, l'Euxine, et la mer de Sicile3. Et quand ils y ont chargé le plus qu'ils ont peu, ils l'emmeinent par mer, mais

1. Ouï dire a subsisté; j'ois dire a péri. Au temps de La Boëtie, Ronsard, dans une ode à sa lyre, s'écriait comme Pindare:

Lyre doree,

Que la dance oit...

2. Ils naviguent de ce côté... On n'employait encore que naviger, comme on le voit dans Nicot.

3. La mer Egée, aujourd'hui l'Archipel ; le Pont-Euxin, la mer Noire; la mer ou détroit de Sicile, le phare de Messine. Quoique les Athéniens se vantassent de posséder l'empire de la mer, leur commerce, comme Xénophon lui-même nous le montre dans le tableau qu'il a tracé de la constitution d'Athènes, ne s'étendait guère plus loin que les trois mers ici nommées.

c'est l'ayans mis dans mesme vaisseau où ils ont leurs personnes, et puis s'ils ont faute de deniers, ils ne l'abandonnent pourtant folement à l'adventure; mais s'ils entendent que le blé soit à à grand'requeste' quelque part, et qu'on en fait là plus grand compte, ils l'ameinent à ceux là et le leur delivrent. De ceste mesme façon te semble i que ton pere aymast l'agriculture? A cela Ischomache respondit : J'entens bien, Ô Socrates, que tu te mocques; mais de ma part je n'estimerois pas un homme moins bastisseur et affectionné à l'architecture, pour avoir vendu le bastiment qu'il auroit achevé, et puis apres en avoir refait un autre. Et moy, luy dis je, o Ischomache, je te feray bon serment que je te croy fort bien, et que sur ta parole je veux bien penser que ces gens là ayment naturellement toutes ces choses dont ils pensent tirer quelque proufit; mais je fay aussi mon compte, ô Ischomache, que tu as ameiné tout ce discours pour ayder à ton premier propos: car tu avois proposé 2 que l'agriculture est le plus facile art du monde; et maintenant par tout ce que tu en as dit, à ta persuasion, je croy fermement qu'il est ainsi. Il est ainsi, et t'en asseure, dit Ischomache. Mais certes en un poinct, ô Socraainsi que

1. C'était l'expression propre dans ce sens, nous l'apprend Nicot : « Requeste, dit-il, est pourchas de quelque marchandise qui est remandee (demandée plusieurs fois et avec instance) de beaucoup; comme « le blé n'est pas de requeste ceste annee. »>

2. Mis en avant cette proposition, avancé....

tes, qui est cogneu en toutes façons de vivre, à l'agriculture, au maniement de la republique, à la mesnagerie', au fait des armes, c'est de sçavoir commander et gouverner 2, en ce poinct seul, dis je, te confesseray je bien que, pour avoir le sens de le sçavoir faire, il y a grand' difference des uns aux autres. Comme en une galere, quand on flotte en haulte mer, et qu'il faut tirer à la rame pour traverser à quelque pas3, il y en a qui n'ont office en la galere que d'animer les autres; mais de ceux là les uns sçavent dire et faire je ne sçay quoy qui espoingt5

1. Dans l'administration domestique, comme nous l'avons expliqué dès le début; c'est dans ce sens que Montaigne nous dit : « qu'il a du mesnage en main, depuis que ceux qui le devanceoient en la possession des biens dont il jouit ont quité leur place; » Ess., II, 17; et Loysel, Dialog. des advoc., 3o confer. : « La feue royne ayant recogneu Foullé homme de service, l'employa au mesnage de sa maison, et principalement au reglement de ses bois et forests. » Cf. Charron, de la Sagesse, III, 13.

2. Ce morceau plein de sens et de force sur l'art de commander, si nécessaire dans toutes les positions de la vie, cet admirable épilogue du traité de Xénophon, est une preuve frappante de l'élévation que les anciens, amis du simple et du grand, savaient donner aux sujets en apparence les plus modestes.

3. Passage... Le grec dit: Pour achever en un jour quelque trajet

4. Ceux-ci, Xénophon les appelle d'un seul mot xɛλɛvoτaí, de xɛɛúw, ordonner, encourager; ce sont les chefs des rameurs, les officiers préposés à la manœuvre du bâtiment.

3. Pique, anime; on disait « espoinct d'un grand desir.... » (Nicot); racine: poindre (pungere). Ce verbe expressif, qui n'est plus d'usage qu'à certaines personnes, en

vivement les cœurs de la chiorme', et les fait travailler franchement et de leur gré; et les autres y sont si mal adroicts qu'ils n'avanceront pas tant de chemin en deux fois autant de temps: et ainsi les uns sortent apres à terre joyeux, suans à grosses gouttes, et se vantans, et s'entrelouans l'un l'autre, tant celuy qui les animoit, que ceux qui ont obey; et les autres arrivent sans suer goutte, trahissans leur chef, et haïs de luy. Et en cela mesme consiste la difference des capitaines, pour ce qu'il y en a que les soldats sous leur charge ne se mettent jamais de leur gré ny à la peine, ny au danger, et ne daignent obeïr, ny ne veulent, sinon tant qu'il leur est force; ains prennent gloire de contredire et faire teste à leur chef. C'est ce capitaine qui ne leur pourroit enseigner d'avoir honte de luy, quelque vilanie 2 qu'ils eussent fait; mais il y en a aussi d'autres vrayement

quelques acceptions ou formes proverbiales, était fort employé au XVIe siècle. Ronsard, dans ses Amours de Marie : Belleau, l'amour te poingt, je te pri', ne l'oublie.

Le même, Amours de Cassandre:

Tant doulcement le doulx archer me poingt.

De là douleurs qui poignent, chagrin poignant.

1. Chiorme, chiourme (de l'italien ciurma; voy., à ce mot, les Origines italiennes de Ménage), c'étaient les forçats et autres qui ramaient sur une galère.

2. Vilanie, vilainie, vilenie: action honteuse, mechanceté, opprobre; vilaner, injurier. Dans le Roman de la Rose, que La Fontaine aimait ou du moins étudiait si fort (v. M. Villemain, Moy. âge, t. II, p. 141), on trouve

divins et bons maistres à commander, qui prendroient en main ces mesmes soldats là, et d'autres encores maintesfois, et les auroient si bien faits à leur poste', qu'ils mourroient de honte de faire rien de vilain et de meschant, et se vanteroient et tiendroient fiers, chascun endroict soy2, de leur rendre obeïssance. Et s'il est besoing que tous ensemble se mettent au travail, ils travaillent tous, sans monstrer un seul brin de regret, ny de lascheté; ains, comme il se voit parfois, de toutes manieres de gens, quelqu'un en qui on recognoist un naturel valeureux et cerchant la peine, aussi les bons commandeurs d'armees impriment cela au cœur de tous ceux du camp, d'aymer le travail, de convoiter ambitieusement la gloire, d'estre veus de par leurs chefs, faisans quelque beau fait. Or quiconques soient les chefs de guerre, envers lesquels les gens qui les sui

ces vers qui rappellent le système de personnification allégorique, propre à la poésie de cette époque : L'autre image apres Felonie

Si fut nommee Vilainie.

Et ailleurs, ce mot s'y trouve ainsi expliqué :
Vilainie le vilain fait :

...

Je ne l'ayme, n'en dit, n'en fait;
Vilain est fel (felon) et sans pitié,
Sans service et sans amitié.

1. Façon, guise, volonté, ad positionem suam,

scil.

2. Endroict soy, selon son office, pour sa part: v. Glos

voluntatem: v. p. 56, n. 3.

saire de Roquefort, t. I, p. 453.

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