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mens, et puis je disne, et mange tant et si peu, que je puisse passer le jour sans me sentir ny vuide ny trop chargé. En bonne foy, ô Ischomache, dis je lors, voylà tresbien fait à mon gré car en un mesme temps s'ayder des moyens pour la santé et la force, des exercices pour la guerre, de la mesnagerie pour les biens, je treuve tout cela fort beau et admirable. Aussi pour certain tu donnes des suffisans tesmoignages que tu n'oublies une seule chose de celles là, qu'à chascune tu n'y pourvoyes sagement : car communeement nous te voyons sain et vigoreux, et sçavons bien que tu es nommé entre les plus adroicts hommes d'armes et les plus riches citoyens. Certes, dit il, ô Socrates, pour faire ainsi que je t'ay dit, je suis certain que j'en suis calomnié par plusieurs, et possible ton intention estoit de t'enquerir de moy pour quelle raison on m'a nommé Bel et Bon.

Encores estois je à mesmes', dis je adoncques, de te demander, si tu t'estudies jamais de sçavoir comment tu dois parler, et comment il te faut prendre les propos d'autruy, si cela par fois te faisoit besoing en l'endroict de quelqu'un2. Et comment, dit Ischomache? Ne vois tu pas que je m'y estudie quasi sans cesse ? Premiere

1. J'étais sur le point, je me proposais....

2. Plutôt : Si tu t'exerces aussi, de manière à pouvoir, au besoin, rendre compte de tes actions (λóyov diòóvæt), ou juger le compte que les autres rendent des leurs (apβάνειν).

ment à me justifier, de tant que je ne fais tort à personne, et bien à plusieurs, de tout mon pouvoir; aussi à sçavoir accuser, de tant que je voy tous les jours tant de gens faisans tort et à plusieurs particuliers et à la ville mesme, et pas un seul qui face bien. Voire', dis je; mais declare moy encores ce poinct, si sçachant tout cela tu t'exerces apres, et mets peine de2 le sçavoir dire. Pour vray, ô Socrates, dit il, je ne chome jamais de m'exercer à parler: car ou bien j'ay mes valets, dont y a tousjours quelqu'un d'entre eux qui accuse, l'autre qui se justifie; et puis je m'essaye de convaincre celuy que je pense avoir tort; ou bien je me plains de quelqu'un à mes amis, ou je leur louë quelque autre, ou j'appointe quelqu'un de mes cognoissans 3, m'efforçant de leur faire entendre qu'ils auront plus de proufit de vivre en amitié que d'estre en querelle, ou bien si je suis avecques le juge', nous

1. C'est la vérité..., en effet....

2. T'appliques à....

3

3. Je réconcilie quelques-unes de mes connaissances... Appointer (adpunctare, terme de justice; amener deux parties à convenir sur un point), réconcilier; appointement, réconciliation, accord; appointeur, celui qui accommode un différent. Froissart, Chron., vol. I, c. 64: << Si se debvoient assembler ces appointeurs en une chappelle seant emmy les champs. » La Fontaine a retenu ce mot dans une de ses fables, XII, 27:

Ces plaintes n'étoient rien au prix de l'embarras
Où se trouva réduit l'appointeur de débats.

4. Plutôt avec le stratége, le général; en d'autres termes: Si je fais partie d'une assemblée convoquée par le

chastions quelqu'un de parole, ou remonstrons l'innocence de celuy qui est injustement accusé, ou nous accusons l'un l'autre entre nous, s'il nous est advis que quelqu'un soit puny sans cause'; et souvent en deliberant nous louons ce que nous avons envie de faire, et blasmons ce que nous ne voulons pas. Et puis j'ay desjà souvent, ô Socrates, esté prevenu, mais c'estoit marché fait, que je sçavois, à poinct nommé, ce qu'il me faudroit, en faire de cause, ou souffrir, ou payer3. Et par qui? luy dis je, car certes je ne l'ay sçeu jamais. Par ma femme, dit il. Et comment, plaides tu avecques elle? dis je. Certes, dit il, fort favorablement, et avecques bonne issue, quand là il m'advient d'avoir la verité

général (ou pour juger les soldats, ou pour délibérer sur la guerre)... Sur les stratéges et leur juridiction, v. Barthélemy, Voyage d'Anacharsis, c. 10.

1. Ei tis tipãtat, si quelqu'un est honoré (non puni); c'est-à-dire nous censurons entre nous les distinctions injustement obtenues... La Boëtie a pris ce verbe dans une acception qu'il a quelquefois en effet, mais qui est étrangère à ce passage.

2. En fait, ou au fait, était dès lors plus usité pour rendre cette pensée.

3. Weiske remarque ici que Xénophon, pour exprimer ces débats de ménage, emploie des termes de droit, usités dans les tribunaux athéniens. J'ai souvent été, fait dire La Boëtie à Ischomaque, prévenu, mis en jugement (par ma femme), d'après nos conventions, en sorte que je sçavais, etc.; mais il n'est pas question de conventions dans la phrase grecque; elle signifie: Plus d'une fois j'ai été mis en jugement, j'ai été condamné à une peine, à une amende déterminée: V. l'édit. de Schneider, p. 80.

pour moy; mais quand je ne l'ay point de mon costé, il ne faut point mentir, ô Socrates: d'une mauvaise cause je n'en sçay jamais faire une bonne. Car paradventure, dis je, d'une mensonge2 tu n'en peus faire une verité. Mais au moins, ô Ischomache, que je ne t'amuse point, et t'engarde de t'en aller, si tu en as envie. Non, fais non3, dit il; car aussi bien ne m'en irois je pas, que de tout la cour et le marché ne soient achevez. A bon escient, dis je, je

1. Les ennemis de Socrate prétendaient, au contraire, en le calomniant, que le but de ses leçons était d'enseigner «d'une mauvaise cause à faire une bonne. »V. Platon, Apologie de Socrate, init.; cf. Aulu-Gelle, V, 3.

2. Vaugelas dans sa XXXVI remarque, au sujet du mot mensonge : « Il est toujours masculin, quoique quelquesuns de nos meilleurs auteurs l'aient fait féminin; il est vrai que ce ne sont pas les plus modernes. » Il est du masculin dans Nicot, et aussi dans Montaigne, au chap. 9 du liv. I des Essais. Mais celui-ci écrit plus loin, II, 18: «Certaines nations des nouvelles Indes.... offroient à leurs dieux du sang humain.... pour expiation du peché de la mensonge tant ouïe que prononcee. »

3. Tu ne le fais pas.... On a déjà remarqué que d'après l'ancienne manière de conjuguer, je fay, tu fais, il fait, le pronom pouvait être omis sans inconvénient pour le sens.

4. Que l'assemblée ne soit finie, dit simplement le grec. Cour, qui désigne « un lieu ou auditoire où la justice est rendue à ceux qui plaident, curia » (Nicot), veut dire ici assemblée or, c'était sur la même place qu'avait lieu le marché et que se tenait l'assemblée du peuple. V. Démosthène, Discours sur la Couronne, lorsqu'il raconte la consternation qui suivit la nouvelle de la prise d'Elatée. Observons aussi que, suivant d'autres, cour (autrefois court) vient de cohors, chors, nom que l'on donnait, en latin, aux assesseurs d'un préteur ou d'un proconsul.

croy que non car tu advises bien fort de ne perdre pas ce beau tiltre de Bel et Bon qu'on t'a donné. Et voylà pourquoy possible à ceste heure, encores que tu ayes beaucoup d'affaires qui auroient besoing que tu y meisses ordre, si ne veux tu pas faillir d'attendre tes amis, puis que tu as promis, à fin de ne leur faillir point de promesse et de ne leur mentir point. Ce n'est pas cela, dit il; mais asseure toy, ô Socrates, que ces affaires que tu dis, encores que je sois ici, ne laissent pas de se sentir du soing que j'en ay, et ne m'en treuvent pas à dire'; car j'ay des receveurs au village, en qui je me fie.

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Mais, ce luy dis je, ô Ischomache, quand tu as faute d'un receveur, t'enquiers tu pas si tu pourras trouver quelque part quelqu'un qui soit capable de l'estre, et puis tu mets peine d'acheter celuy là; ny plus ny moins que quand tu as affaire d'un bon charpentier, je m'asseure que si tu en sçais quelqu'un bon ouvrier, et que tu le penses trouver, tu t'efforces de le recouvrer; ou bien si toy mesme enseignes tes receveurs et les fais de ta main? Moy mesme ò Socrates, m'essaye de les faire3 car celuy

1. Ne sont pas en souffrance: locution semblable à celle que nous avons expliquée, p. 21, n. 2.

2. Régisseurs ces postes étaient confiés à des esclaves. 3. « In OEconomico Xenophontis, vir egregius ille Ischomachus, rogatus a Socrate, utrum ne, si res familiares desiderasset, mercari villicum tanquam fabrum, an ipse instituere consueverit: Ego vero, inquit, ipse instituo. Etenim qui me absente in meum locum substituitur,

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