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Grecs, non le pouvoir mais le cœur de soustenir la force de tant de navires que la mer mesme en estait chargee, de desfaire tant de nations qui estoient en si grand nombre que l'escadron des Grecs n'eust pas fourny, s'il eust fallu, des capitaines aux armees. des ennemis, sinon qu'il semble qu'en ces glorieux jours là ce n'estoit pas tant la bataille des Grecs contre les Perses, comme la victoire de la liberté sur la domination et de la franchise sur la convoitise?

C'est chose estrange, d'ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la defendent. Mais ce qui se fait en tout pays, par tous les hommes, tous les jours, qu'un homme seul mastine' cent mille villes et les prive de leur liberté, qui le croiroit, s'il ne faisoit que l'ouïr dire et non le veoir! Et s'il ne se voyoit qu'en païs estranges2 et lointaines terres, et qu'on le dist, qui ne penseroit que cela fust plus tost feint et controuvé, que non

1. « Masliner, dit Nicot, traicter brutalement. On appelle par metaphore un homme mastin, un homme cruel : au propre, mastin est un chien de berger qui n'a nulle adresse ni gentillesse.»>

Ronsard parle, dans ses Églogues,

De ces mastins armez de colliers effroyables.

2. Étrangers... Joachim du Bellay, dans sa pièce contre les Petrarquistes :

A fin que tes louanges

Volent, par ce moyen, par les bouches estranges.

Dans le même temps un autre poëte, Charles de Rouillon, témoigne qu'il veut revoir le sol natal,

Sans en païs estrange user sa triste vie.

pas veritable? Encores ce seul tyran, il n'est pas besoing de le combatre, il n'est pas besoing de s'en defendre : il est de soy mesme desfait, mais que le païs ne consente à la servitude. Il ne faut pas luy rien oster, mais ne luy donner rien. Il n'est point besoing que le païs se mette en peine de faire rien pour soy, mais qu'il ne se mette pas en peine de faire rien contre soy. Ce sont donc les peuples mesmes qui se laissent ou plus tost se font gourmander, puis qu'en cessant de servir ils en seroient quites. C'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la gorge; qui, ayant le chois d'estre subject ou d'estre libre, quite sa franchise et prend le joug; qui consent à son mal, ou plus tost le pourchasse. S'il luy coustoit quelque chose de recouvrer sa liberté, je ne l'en presserois point, combien que2 ce soit ce que l'homme doibt avoir plus cher que de se remettre en droict naturel, et, par maniere de dire, de beste revenir à homme 3. Mais encores je ne desire pas en luy si grande hardiesse. Je ne luy permets point qu'il ayme mieux une je ne sçay quelle seureté de vivre à son ayse. Quoy!

1. A la condition que, pourvu que.... Philippe de Comines, l. I, c. 12, de ses Mémoires: «Un homme saige sert bien en une compaignie de prince, mais qu'on le veuille croire, et ne se pourroit trop acheter.

2. Quoique....

3. Redevenir libre, c'était, suivant les anciennes formules d'affranchissement, rentrer dans son bon sens, in sanum intellectum. Voy. une formule de 1185, citée par Voltaire, Histoire du Parlement, c. II: « C'est qu'en effet, ajoute cet auteur, le bon sens est opposé à l'esclavage. »

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si, pour avoir la liberté, il ne luy faut que la desirer; s'il n'a besoing que d'un simple vouloir, se trouvera il nation au monde qui l'estime trop chere, la pouvant gaigner d'un seul souhait, et qui plaigne sa volonté à recouvrer le bien, lequel on debvroit racheter au pris de son sang, et, lequel perdu, tous les gens d'honneur doibvent estimer la vie desplaisante et la mort salutaire? Certes, tout ainsi comme le feu d'une petite estincelle devient grand et tousjours se renforce, et plus il trouve de bois et plus est prest d'en brusler; et, sans que on y mette de l'eau pour l'esteindre, seulement en n'y mettant plus de bois, n'ayant plus que consumer, il se consume soy mesme, et devient sans forme aucune et n'est plus feu pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et destruisent, plus on leur baille, plus on les sert, d'autant plus ils se fortifient, et deviennent tousjours plus forts et plus frais pour aneantir et destruire tout. Et si on ne leur baille rien, si on ne leur obeït point, sans combatre, sans frapper, ils demeurent nuds et desfaits, et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n'ayant plus d'humeur et aliment, devient une branche seiche et morte.

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Les hardis, pour acquerir le bien qu'ils demandent, ne craignent point le danger, les advisez ne refusent point la peine. Les lasches et

1. On disait alors également trouve et treuve.

engourdis ne sçavent ni endurer le mal ni recouvrer le bien. Ils s'arrestent en cela, de le souhaiter', et la vertu d'y pretendre leur est ostee par leur lascheté ; le desir de l'avoir leur demeure par la nature. Ce desir, ceste volonté est commune aux sages et aux indiscrets, aux courageux et aux coüards, pour souhaiter toutes choses qui, estans acquises, les rendroient heureux et contens. Une seule en est à dire 2, en laquelle je ne sçay comme nature defaut aux hommes pour la desirer : c'est la liberté, qui est toutesfois un bien si grand et plaisant, qu'elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens mesmes qui demeurent apres elle perdent entierement leur goust et saveur, corrompus par la servitude. La seule liberté, les hommes ne la desirent point; non pas pour autre raison (ce me semble), sinon pour ce que, s'ils la desiroient, ils l'auroient, comme s'ils refusoient faire ce bel acquest seulement parce qu'il est trop aysé3. Pauvres gens et miserables, peuples insensez,

1. Ils se contentent de le souhaiter....

2. En est à dire, locution signalée par Masset, dans l'Acheminement cité, p. 32, et qui signifie, diffère, manque : elle provient de l'ancien verbe adirer, égarer. «Il y a cinq sols à dire de mon compte, » en d'autres termes : il y a une différence de cinq sous, cinq sous manquent dans mon compte.

3. Et sans autre motif, ce me semble (puisque, s'ils la désiraient, ils l'auraient en effet), que de refuser de faire une acquisition qui paraît trop facile.

4. Souvent aussi on écrivait povres. Voy. sur l'orthogra

nations opiniastres en vostre mal, et aveugles en vostre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de vostre revenu, piller vos' champs, voler vos maisons, et les despouiller des meubles anciens et paternels! vous vivez de sorte que vous pouvez dire que rien n'est à vous. Et sembleroit que meshuy2 ce vous serait grand heur3, de tenir à moitié vos biens, vos familles et vos vies; et tout ce degast, ce malheur, ceste ruine vous vient non pas des ennemis, mais bien certes de l'ennemy, et de celuy que vous faites si grand qu'il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez

phe et la prononciation de ce mot, le Thresor de Nicot, p. 500.

1. On écrivait alors également vos et voz: c'est ainsi que dans la plupart des pluriels, les lettres set z se plaçaient à peu près indifféremment l'une pour l'autre, confusion qui devait durer jusqu'à la fin du XVIIIe siècle : Voy. à ce sujet l'Acheminement cité de Masset.

2. Nicot remarque qu'il vaudrait mieux écrire maishuy, tout ainsi que huymais, non, jamais aujourd'hui: d'où désormais (mais, dans l'ancien sens de plus [magis], pas davantage, et huy pour aujourd'hui). On dit encore par un souvenir de cette acception originelle : « Je n'en puis mais,» je ne peux rien. « Meshuy, observe Vaugelas, t. II, p. 456, n'est plus en usage... Il faut néanmoins avouer qu'il est très-doux et très-agréable à l'oreille. >>

3. « Heur est fortune, dit Nicot: car sans addition, il se prend toujours en bonne part. » La Bruyère, c. 14, regrettait ce mot: « Heur se plaçoit, dit-il, où bonheur ne sauroit entrer; il a fait heureux, qui est si françois, et il a cessé de l'être. »

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