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pas vivre, fi l'on veut tenir de l'honnête-homme par quelqu'en

droit.

A tout âge, dans toute condition, l'amitié fe fait, je ne fais comment, une route dans tous les cœurs, & ne fouffre point qu'on fe paffe d'elle. Un homme fût - il affez farouche, affez dénaturé pour fuir tout commerce avec les autres hommes & pour les hair, comme faifoit, à ce qu'on dit, un certain Timon d'Athènes; encore ne feroit-il pas en fon pouvoir de ne pas chercher quelqu'un, dans le fein de qui le poifon de fa mauvaife humeur pût trouver à fe répandre.

On fentiroit mieux cette vérité,

s'il étoit poffible qu'un Dieu, en nous dérobant à la fociété des hommes, nous tranfportât dans un désert, où il nous fourniroit abondamment tout ce qui peut- flatter les fens; mais de manière qu'il n'y eût pour nous aucun moyen, aucune espérance de voir perfonne. Quel eft le cœur d'airain, qui pût à ce prix-là fupporter la vie, & dans cette affreufe folitude, trouver du goût aux plaisirs qu'on lui offriroit ?

Archytas de Tarente (au moins il me femble que c'eft lui) étoit donc bien fondé à dire une chose que je tiens (1) de nos pères, qui

(1) Entre Archytas & Lélius, par qui Ci

la tenoient des leurs, que fi quelqu'un étoit monté au ciel, d'où il découvriroit la beauté des aftres, & la firucture de l'univers, cette vue, quoique fi merveilleufe & fi raviffante, deviendroit infipide pour lui, parce qu'il n'auroit pas à qui raconter ce qu'il voit. Tant il eft vrai, que le dégoût pour la folitude ncus eft naturel. On eft porté à chercher toujours quelque forte d'appui. Or l'ami le plus tendre eft l'appui le plus agréable.

céron fait dire ceci, il y avoit près de deux fiècles, puifqu'Archytas étoit contemporain de Platon. Mais c'eft, comme nous l'avons déjà dit, pour obferver les bienféances du dialogue, que Cicéron évite de faire parler Lélius avec une forte d'exactitude qui marqueroit trop de favoir.

Regardons comme un malade incurable, l'homme que la vérité offenfe dans la bouche de fon ami. On a bien plus d'obligation, disoit Caton, à des ennemis durs & mordans, qu'à ces fortes d'amis, qui paroiffent la douceur même; ceuxlà nous difent fouvent la vérité, ceux-ci ne la difent jamais. On eft cependant fi peu raisonnable, qu'on ne fe fait pas une peine de ce qui devroit chagriner, & qu'on fe chagrine de ce qui ne devroit pas être une peine. Au lieu d'être fâché d'avoir tort, & charmé d'être repris, on ne fe reproche point l'un, & on ne peut fouffrir l'autre.

Puifque les avis réciproques font un devoir effentiel de l'amitié, il

faut donc les donner librement, & fans aigreur; les recevoir avec foumiffion, & fans répugnance. Par la même raison, il n'y a rien de fi pernicieux dans l'amitié, que la flatterie, les manières doucereufes, la complaifance outrée. Je me fers de plufieurs expreffions, pour mieux peindre ces hommes frivoles & artificieux, qui n'ouvrent la bouche que pour plaire, & aux dépens de la vérité. Tout déguisement eft un mal, puifqu'il altère le vrai, & nous empêche de le difcerner. Mais fur-tout il ne s'allie point avec l'amitié ; car il exclut la vérité fans quoi l'amitié n'est rien..

Tel eft le pouvoir de l'amitié,

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