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Quoi! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée? La vie est si courte! et il semble qu'elle leur paraisse trop longue! sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres, pour se rendre mutuellement malheureux ?

Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre. qu'on admire tant les conquérants qui subjugent les grands empires. Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison et suivant la justice! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux? C'est tout ce qu'un homme sage peut faire que de s'assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme son père et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c'est se rendre très misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans leur colère pour ravager les royaumes, pour répandre partout l'effroi, la misère, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains? Croitil ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur et tyrannique sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défendre sa liberté. Heureux celui qui, n'étant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui 1 son esclave! Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu'ils devaient seulement arroser.

Jamais peuple ne fut si honnête ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles et agréables, mais simples, modestes et laborieuses.

Le mari et la femme semblent n'être plus qu'une seule personne en deux corps différents; le mari et la femme partagent

ensemble tous les soins domestiques; le mari règle toutes les affaires du dehors, la femme se renferme dans son ménage; elle soulage son mari; elle paraît n'être faite que pour lui laire; elle gagne sa confiance, et le charme moins par sa beauté que par sa vertu. Ce vrai charme de leur société dure autant que leur vie. La sobriété, la modération et les mœurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six vingts 15 ans, qui ont encore de la gaîté et de la vigueur.

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La nature les a séparés des autres peuples, d'un côté par la mer, et de l'autre par de hautes montagnes vers le nord, et les peuples voisins les respectent à cause de leur vertu. Souvent les autres nations, ne pouvant s'accorder ensemble, les ont pris pour juges de leurs différends, et leur ont confié les terres et les villes qu'elles se disputaient entre elles. Comme cette sage nation n'a jamais fait aucune violence, personne ne se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle des rois qui ne peuvent régler entre eux les frontières de leurs États. Peuton craindre, disent-ils, que la terre manque aux hommes? y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver, Tandis qu'il restera des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas même défendre les nôtres contre des voisins qui viendraient s'en saisir. On ne trouve, dans tous les habitants de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie d'étendre leur domination. Ainsi leurs voisins n'ont jamais rien à craindre d'un tel peuple, et ils ne peuvent espérer de s'en faire craindre: c'est pourquoi ils les laissent en repos. Ce peuple. abandonnerait son pays, ou se livrerait à la mort, plutôt que d'accepter la servitude; ainsi il est d'autant plus difficile à subjuguer qu'il est incapable de vouloir subjuguer les autres. C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins.16

§ 15. FONTENELLE, 1657-1757.

L'enfance délicate de FONTENELLE avait fait craindre qu'on ne pût l'élever il ne s'en fallut que d'un mois qu'il n'accomplît sa centième année. Né avant que le jeune Louis XIV eût pris en main les rênes du gouvernement, il mourut lorsqu'allait commencer la vieillesse honteuse de Louis XV; et ce fut sans doute à la sage régularité de sa vie, que lui rendait facile la parfaite modération de son caractère, qu'il dut sa longévité. Par elle, comme par la nature de ses talents, il fut la transition du XVIIe siècle au XVIIIo, qui le compta parmi ses favoris et ses plus éclatantes renommées. De bonne heure, la gloire de son oncle Corneille l'avait convié à l'étude, dont il ne s'écarta jamais. Il aborda presque tous les genres, mais il ne réussit entièrement que dans ceux où la raison a plus de part que l'imagination: il excella surtout dans l'alliance alors nouvelle de la littérature avec la science; et, s'il a soutenu plus d'un paradoxe, il a aussi, d'un ton moitié sérieux et moitié plaisant, introduit bien des vérités dans le monde. Ses Éloges des académiciens1 sont demeurés son principal titre instructifs et piquants, ils joignent à la finesse et à l'agrément la solidité et la force. On est étonné que tant de connaissances diverses aient trouvé leur place dans un seul esprit, et qu'elles aient eu à leur service, pour se communiquer sans effort au commun des lecteurs, un langage si clair, si ingénieux et si varié.

L'ÉTUDE DES SCIENCES.2

Il est vrai que toutes les spéculations de géométrie pure ou d'algèbre ne s'appliquent pas à des choses utiles; mais il est vrai aussi que la plupart de celles qui ne s'y appliquent pas conduisent ou tiennent à celles qui s'y appliquent savoir que, dans une parabole, la sous-tangente est double de l'abscisse correspondante, c'est une connaissance fort stérile par ellemême; mais c'est un degré nécessaire pour arriver à l'art de tirer les bombes avec la justesse dont on sait les tirer présentement. Il s'en faut beaucoup qu'il y ait dans les mathématiques autant d'usages évidents que de propositions ou de vérités: c'est bien assez que le concours de plusieurs vérités produise presque toujours un usage.

De plus, telle spéculation géométrique, qui ne s'appliquait d'abord à rien d'utile, vient à s'y appliquer dans la suite.

Quand les plus grands géomètres du XVIIe siècle se mirent à étudier une nouvelle courbe, qu'ils appelèrent la cycloïde, ce ne fut qu'une pure spéculation, où ils s'engagèrent par la seule vanité de découvrir à l'envi les uns des autres des théorèmes difficiles. Ils ne prétendaient pas eux-mêmes travailler pour le bien public; cependant il s'est trouvé, en approfondissant la nature de la cycloïde, qu'elle était destinée à donner aux pendules toute la perfection possible, et à porter la mesure du temps jusqu'à sa dernière précision.

Il en est de la physique comme de la géométrie. L'anatomie. des animaux nous devrait être assez indifférente: il n'y a que le corps humain qu'il nous importe de connaître. Mais telle partie dont la structure est, dans le corps humain, si délicate ou si confuse qu'elle en est invisible, est sensible et manifeste dans le corps d'un certain animal. De là vient que les monstres mêmes ne sont pas à négliger. La mécanique,3 cachée dans une certaine espèce ou dans une structure commune, se développe dans une autre espèce ou dans une structure extraordinaire, et l'on dirait presque que la nature, à force de multiplier et de varier ses ouvrages, ne peut s'empêcher de trahir quelquefois son secret.

Les anciens ont connu l'aimant, mais ils n'en ont connu que la vertu d'attirer le fer; soit qu'ils n'aient pas fait beaucoup de cas d'une curiosité qui ne les menait à rien, soit qu'ils n'eussent pas assez le génie des expériences, ils n'ont pas examiné cette pierre avec assez de soin. Une seule expérience de plus leur apprenait qu'elle se tourne d'elle-même vers les pôles du monde, et leur mettait entre les mains le trésor inestimable de la boussole. Ils touchaient à cette découverte si importante qu'ils ont laissée échapper, et s'ils avaient donné un peu plus de temps à une curiosité, inutile en apparence, l'utilité cachée se déclarait.

Amassons toujours des vérités de mathématiques et de physique au hasard de ce qui en arrivera; ce n'est pas risquer beaucoup. Il est certain qu'elles seront puisées dans un fonds d'où il en est déjà sorti un grand nombre qui se sont trouvées inutiles. Nous pouvons présumer avec raison que, de ce

même fonds, nous en tirerons plusieurs, brillantes dès leur naissance, d'une utilité sensible et incontestable. Il y en aura d'autres qui attendront quelque temps qu'une fine méditation, ou un heureux hasard, découvre leur usage.* Il y en aura qui, prises séparément, seront stériles, et ne cesseront de l'être que quand on s'avisera de les rapprocher. Enfin, au pis aller, il y en aura qui seront éternellement

inutiles.

J'entends inutiles, par rapport aux usages sensibles, et, pour ainsi dire, grossiers; car du reste elles ne le seront pas. Un objet vers lequel on tourne uniquement ses yeux en est plus clair et plus éclatant quand les objets voisins, qu'on ne regarde pourtant pas, sont éclairés aussi bien que lui: c'est qu'il profite de la lumière qu'ils lui communiquent par réflexion. Ainsi les découvertes sensiblement utiles, et qui peuvent mériter notre attention principale, sont en quelque sorte éclairées par celles qu'on peut traiter d'inutiles. Toutes les vérités deviennent plus lumineuses les unes par les autres.

Il est toujours utile de penser juste, même sur des sujets inutiles: quand les nombres et les lignes ne conduiraient absolument à rien, ce seraient toujours les seules connaissances certaines qui aient été accordées à nos lumières naturelles, et elles serviraient à donner plus sûrement à notre raison la première habitude et le premier pli du vrai. Elles nous apprendraient à opérer sur les vérités, à en prendre le fil souvent très délié et presque imperceptible, à le suivre aussi loin qu'il peut s'étendre; enfin, elles nous rendraient le vrai si familier, que nous pourrions, en d'autres rencontres, le reconnaître au premier coup d'œil, et presque par instinct.

L'esprit géométrique n'est pas si attaché à la géométrie qu'il n'en puisse être tiré, et transporté à d'autres connaissances. Un ouvrage de morale, de politique, de critique, peut-être même d'éloquence, en sera plus beau, toutes choses d'ailleurs égales, s'il est fait de main de géomètre. L'ordre, la netteté, la précision, l'exactitude, qui règnent dans les bons. livres depuis un certain temps, pourraient bien avoir leur première source dans cet esprit géométrique, qui se répand

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