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Corbinelli pour venir ici avec l'abbé. Il y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m'explique; il voudrait bien m'apprendre à gouverner mon cœur; j'aurais beaucoup gagné à mon voyage, si j'en rapportais cette science. Je m'en retourne demain; j'avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et reprendre une espèce de contenance.

A SA FILLE MME DE GRIGNAN.

Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres Rochers: peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu'on a peine à les supporter: ceux que j'ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l'effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien?

Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l'année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles; c'est une chose étrange que les grands voyages: si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est; mais la Providence fait qu'on oublie. Dieu permet cet oubli afin que l'on fasse des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie; mais quelles pensées tristes, de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je loue de plus en plus votre sagesse; quoiqu'à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j'espère qu'en ce temps-là nous verrons les choses d'une autre manière; il faut bien l'espérer, car, sans cette consolation, il n'y aurait qu'à mourir. J'ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d'une telle noirceur, que j'en reviens plus changée que d'un accès de fièvre.

Il me paraît que vous ne vous êtes point trop ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d'entrée à mon fils; Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate; ils vont en très bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident: M. l'abbé9 avait mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d'un coup il l'oublie ces pauvres gens attendent le mardi jusqu'à dix heures du soir; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu'on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir: ce contre-temps nous a fâchés; mais quel remède? Voilà par où nous avons débuté.

Mes petits arbres sont d'une beauté surprenante; Pilois les élève jusqu'aux nues avec une probité admirable: tout de bon, rien n'est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait: voici un mot que j'ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie: Vago di fama; n'est-il point joli pour n'être qu'un mot? Je fis écrire encore hier en l'honneur des paresseux: Bella cosa far niente." Hélas! ma fille, que mes lettres sont sauvages! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres? C'est purement de mes nouvelles que vous aurez; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres. . . . Ma fille, aimezmoi toujours: c'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié : je vous le disais l'autre jour; elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d'ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.

§ 11. BOSSUET, 1627-1704.

BOSSUET naquit à Dijon le 27 septembre 1627. Il fut d'abord évêque de Condom et ensuite des Meaux. Né quelques années avant Louis XIV, il accompagna, comme pour les célébrer dignement, toutes les splendeurs de ce règne; il mourut au moment où la prospérité et la gloire du vieux roi avaient trouvé leur terme.

Nommé précepteur du fils de Louis XIV, il composa pour l'instruction de son royal disciple son immortel Discours sur l'histoire universelle, dans lequel il contemple de si haut et d'un regard si vaste tous les événements qui se passent sur la terre. Il nous montre une loi dans la succession des faits historiques; il nous fait voir l'unité au sein de la variété, et l'ordre dans l'apparente confusion des actes de l'humanité. Cette loi est la Providence; cette pensée unique, dont la variété des faits n'est que la manifestation, est l'établissement de la religion chrétienne sur toute la terre. L'exécution de ce tableau historique est aussi parfaite, que l'idée première en est grande, vraie et sublime. Les Oraisons funèbres de Bossuct furent prononcées en différents temps; et jamais paroles plus solennelles et plus terribles ne retentirent sous la voûte des temples, en présence d'un autel et d'un tombeau; jamais le néant des grandeurs humaines et la vanité de toute chose ici-bas ne furent étalés avec tant de force et de vérité. Bossuet mourut le 12 avril

1704, à l'âge de soixante et dix-sept ans.

LA MAJESTÉ ROYALE.

Je n'appelle pas majesté cette pompe qui environne les Rois, ou cet éclat extérieur qui éblouit le vulgaire: c'est le rejaillissement de la majesté, et non pas la majesté elle-même. La majesté est l'image de la grandeur de Dieu dans le Prince. Le Prince, en tant que Prince, n'est pas regardé comme un homme particulier, c'est un personnage public; tout l'État est en lui; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Quelle grandeur, qu'un seul homme en contienne tant! La puissance de Dieu se fait sentir, en un instant, de l'extrémité du monde à l'autre. La puissance royale agit, en même temps, dans tout le Royaume; elle tient tout le Royaume en état, comme Dieu y tient tout le monde. Que Dieu retire sa main, le monde retombera dans le néant. Que l'autorité cesse dans le Royaume, tout sera en confusion.

Ramassez tout ce qu'il y a de grand et d'auguste, voyez un peuple immense réuni en une seule personne; voyez cette puissance sacrée, paternelle et absolue; voyez la raison secrète qui gouverne tout le corps de l'État, renfermée dans une seule tête: vous voyez l'image de Dieu, et vous avez l'idée de la majesté royale. Oui, Dieu l'a dit: VOUS ÊTES DES DIEUX, mais, ô dieux de chair et de sang! ô dieux de boue et de poussière, vous mourrez comme des hommes! O Rois! exercez donc hardiment votre puissance, car elle est divine et salutaire au genre humain; mais exercez-la avec humilité, car elle vous est appliquée par le dehors; au fond, elle vous laisse faibles, elle vous laisse mortels, et elle vous charge devant Dieu d'un plus grand compte.1

LA VRAIE SCIENCE DE L'HISTOIRE.2

Quand vous voyez passer comme un instant devant vos yeux, je ne dis pas les Rois et les Empereurs, mais les grands Empires qui ont fait trembler tout l'univers; quand vous voyez les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Grecs, les Romains, se présenter devant vous successivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres, ce fracas effroyable vous fait sentir qu'il n'y a rien de solide parmi les hommes, et que l'inconstance et l'agitation sont le propre partage des choses humaines. Mais ce qui rendra ce spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion que vous ferez, non-seulement sur l'élévation et sur la chute des Empires, mais encore sur les causes de leurs progrès et sur celles de leur décadence; car le même Dieu qui a fait l'enchaînement de l'univers, et qui, tout puissant par lui-même, a voulu, pour établir l'ordre, que les parties d'un si grand tout dépendissent les unes des autres, ce même Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions; je veux dire que les hommes et les nations ont eu des qualités proportionnées à l'élévation à laquelle ils étaient destinés, et qu'à la réserve de3 certains coups extraordinaires, où Dieu voulait que sa main parût toute seule, il n'est

point arrivé de grand changement qui n'ait eu ses causes dans les siècles précédents. Et comme dans toutes les affaires il Ꭹ a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réussir, la vraie science de l'histoire est de remarquer dans chaque temps les secrètes dispositions qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver. En effet, il ne suffit pas de regarder seulement devant ses yeux, c'est-à-dire, de considérer les grands événements qui décident tout à coup de la fortune des Empires. Qui veut entendre à fond les choses. humaines doit les reprendre de plus haut, et il lui faut observer les inclinations et les mœurs, ou, pour dire tout en un mot, le caractère, tant des peuples dominants en général, que des princes en particulier, et enfin de tous les hommes extraordinaires, qui, par l'importance du personnage qu'ils ont eu à faire dans le monde, ont contribué en bien ou en mal aux changements des États et à la fortune publique.

LES DIEUX D'HOMÈRE.

La haine contre les Barbares était venue aux Grecs dès les premiers temps, et leur était devenue comme naturelle. Une des choses qui faisaient aimer la poésie d'Homère, est qu'il chantait les victoires et les avantages de la Grèce sur l'Asie. Du côté de l'Asie était Vénus, c'est-à-dire, les plaisirs, les folles amours et la mollesse; du côté de la Grèce était Junon, c'est-à-dire, la gravité avec l'amour conjugal, Mercure avec l'éloquence, Jupiter et la sagesse politique; du côté de l'Asie était Mars impétueux et brutal, c'est-à-dire, la guerre faite avec fureur; du côté de la Grèce était Pallas, c'est-à-dire, l'art militaire et la valeur conduits par l'esprit. Depuis ce temps la Grèce avait toujours cru que l'intelligence et le vrai courage étaient son partage naturel. Elle ne pouvait souffrir que l'Asie pensât à la subjuguer; et, en subissant ce joug, elle eût cru assujettir la vertu à la volupté, l'esprit au corps, et le véritable courage à une force insensée, qui consistait seulement dans la multitude.

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