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HARP. Souviens-toi de m'écrire ces mots. Je les veux faire graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

VAL. Je n'y manquerai pas; et pour votre souper, vous n'avez qu'à me laisser faire, je réglerai tout cela comme il faut.

HARP. Fais donc.

MAÎTRE J. Tant mieux! J'en aurai moins de peine.

HARP. (à Valère). Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d'abord: quelque bon haricot 19 bien gras, avec quelque pâté en pot, bien garni de marrons. VAL. Reposez-vous sur moi.

HARP.

carrosse.

Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon

MAÎTRE J. Attendez. Ceci s'adresse au cocher.

Vous dites? .

(MAÎTRE JACQUES remet sa casaque.)

HARP. Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire. . .

MAÎTRE J. Vos chevaux, monsieur! Ma foi, ils ne sont point en état de marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière: les pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait fort mal parler; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

HARP. Les voilà bien malades! ils ne font rien.

MAÎTRE J. Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, travailler beaucoup et manger de même. Cela me fend le cœur, de les voir ainsi exténués. Car enfin, j'ai une telle tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m'ôte tous les jours, pour eux, les choses de la bouche; et c'est être, monsieur, d'un naturel trop dur que de n'avoir nulle pitié de son prochain.

HARP. Le travail ne sera pas grand d'aller jusqu'à la foire. MAÎTRE J. Non, je n'ai point le courage de les mener, et je ferais conscience de 21 leur donner des coups de fouet en

l'état où ils sont. Comment voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse : ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes.

VAL. Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire; aussi bien nous fera-t-il ici besoin 22 apprêter le souper.

pour

MAÎTRE J. Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que sous la mienne.

§ 8. PASCAL, 1623-1662.

BLAISE PASCAL, qui réunit au don de l'invention dans les sciences le mérite de l'écrivain supérieur, naquit à Clermont-Ferrand en 1623, dans une famille également distinguée par le rang et par les vertus. Dès son enfance, il devina plutôt qu'il n'apprit les règles de la géométrie; et plusieurs découvertes scientifiques signalèrent sa première jeunesse, quoiqu'on se fàt efforcé, pour ménager sa santé toujours délicate, de lui dérober les moyens de se livrer à l'étude : mais, par la force et la profondeur de sa réflexion personnelle, il suppléait aux livres qui lui étaient refusés. Des discussions religieuses, auxquelles il prit part, le firent auteur en 1656. Ses Provinciales, qui parurent cette année-là, marquèrent par la perfection du style l'époque de maturité de la langue et de la littérature française: on vit alors combien la culture des sciences exactes est favorable à l'art d'écrire; jamais l'alliance d'un raisonnement rigoureux et d'une belle imagination ne fut réalisée avec plus d'éclat que dans cet ouvrage. Il en préparait un autre, qui lui eût été sans doute encore supérieur, lorsqu'il mourut en 1662, avant d'avoir atteint sa quarantième année et après avoir langui fort longtemps. On a recueilli pieusement les fragments de ce livre qu'il destinait à la défense du christianisme, et on les a publiés très fréquemment sous le nom de Pensées.

LES FONDEMENTS DE LA GÉOMÉTRIE.'

On ne tombera jamais en suivant l'ordre de la géométrie. Cette judicieuse science est bien éloignée de donner la définition de ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde entende de soi-même. Mais, hors ceux-là, le reste des termes qu'elle

emploie y sont tellement éclaircis et définis, qu'on n'a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun; de sorte qu'en un mot tous ses termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière naturelle ou par les définitions qu'elle en donne. Quand elle est arrivée aux premières vérités connues, et s'arrête là, et demande qu'on les accorde, n'ayant rien de plus clair pour les prouver; de sorte que tout ce que la géométrie propose est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle, ou par les preuves.

De là vient que si cette science ne définit pas et ne démontre pas toutes choses, c'est par cette seule raison, que cela nous est impossible.

On trouvera peut-être étrange que la géométrie ne puisse définir aucune des choses qu'elle a pour principaux objets; car elle ne peut définir ni le mouvement, ni les nombres, ni l'espace, et cependant, ces trois choses sont celles qu'elle considère particulièrement, et selon la recherche desquelles elle prend ces trois différents noms de mécanique, d'arithmétique, de géométrie, ce dernier nom appartenant au genre et à l'espèce.

Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette admirable science, ne s'attachant qu'aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes d'être ses objets les rend incapables d'être définies; de sorte que le manque de définitions est plutôt une perfection qu'un défaut, parce qu'il ne vient pas de leur obscurité, mais, au contraire, de leur extrême évidence, qui est telle, qu'encore qu'elle n'ait pas la même conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend par ces mots, mouvement, nombre, espace; et, sans s'arrêter à les définir inutilement, elle en pénètre la nature et en découvre les merveilleuses propriétés.

La principale est les deux infinités qui se rencontrent dans toutes, l'une de grandeur, l'autre de petitesse.

Car, quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hâter encore ce dernier, et ainsi toujours à l'infini, sans jamais arriver à un qui le soit

de telle sorte qu'on ne puisse plus y ajouter; et, au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier, et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un tel degré de lenteur, qu'on ne puisse encore en descendre à une infinité d'autres, sans tomber dans le repos. De même, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier, et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et, au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme le centième ou la dix-millième partie, on peut encore en avoir une moindre, et toujours à l'infini sans arriver au zéro ou néant.

De même, quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage, et ainsi à l'infini sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté; et, au contraire, quelque petit que soit un espace, on peut encore en considérer un moindre, et toujours à l'infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n'ait plus aucune étendue.

Il en est de même du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre sans arriver à un instant et à un pur néant de durée.

C'est-à-dire, en un mot, que, quelque mouvement que ce soit, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre; de sorte qu'ils se soutiennent tous, entre le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes.

Toutes ces vérités ne se peuvent démontrer, et cependant. ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais, comme la cause qui les rend incapables de démonstration n'est pas leur obscurité, mais, au contraire, leur extrême évidence, ce manque de preuve n'est pas un défaut, mais plutôt une perfection.

D'où l'on voit que la géométrie ne peut définir les objets, ni prouver les principes; mais par cette seule et avantageuse raison que les unes et les autres sont dans une extrême clarté naturelle qui convainc la raison plus puissamment que le discours.

LA PETITESSE ET LA GRANDEUR DE L'HOMME.

La première chose qui s'offre à l'homme quand il se regarde, c'est son corps, c'est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais, pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec ce qui est au dessus de lui et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.

4

Elle se

Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets. qui l'environnent; qu'il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point au prix3 du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour n'est lui-même qu'un point très délicat à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre. lassera plus tôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de3 la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.5 Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de3 ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce que lui paraîtra ce petit cachot où il se trouve logé, c'est-à-dire ce monde visible, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et soi-même, son juste prix.

Qu'est-ce que l'homme dans l'infini? qui peut le comprendre? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche, dans ce qu'il connaît, les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces

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