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Nul forfait odieux, nul remords implacable

Ne déchire mon âme inquiète et coupable.

Vos regrets la verront pure et digne de pleurs.

Oui, vous plaindrez sans doute en mes longues douleurs
Et ce brillant midi qu'annonçait mon aurore,

Et ces fruits dans leur germe éteints avant d'éclore,
Que mes naissantes fleurs auront en vain promis.

Oui, je vais vivre encore au sein de mes amis !
Souvent à vos festins qu'égaya ma jeunesse,
Au milieu des éclats d'une vive allégresse,
Frappés d'un souvenir, hélas! amer et doux,
Sans doute vous direz: Que n'est-il avec nous3?

Je meurs! Avant le soir j'ai fini ma journée.
A peine ouverte au jour ma rose s'est fanée.
La vie eut bien pour moi de volages douceurs:
Je les goûtais à peine, et voilà que je meurs!
Mais, ô que mollement reposera ma cendre,
Si parfois un penchant impérieux et tendre
Vous guidant vers la tombe où je suis endormi,
Vos yeux, en approchant, pensent voir leur ami!
Si vos chants de mes feux vont redisant l'histoire,
Si vos discours flatteurs, tout pleins de ma mémoire,
Inspirent à vos fils, qui ne m'ont point connu,
L'ennui de naître à peine, et de m'avoir perdu.
Qu'à votre belle vie ainsi ma mort obtienne
Tout l'âge, tous les biens dérobés à la mienne!
Que jamais les douleurs par de cruels combats
N'allument dans vos flancs un pénible trépas;
Que la joie en vos cœurs ignore les alarmes,
Que les peines d'autrui causent seules vos larmes;
Que vos heureux destins, les délices du ciel,
Coulent toujours trempés d'ambroisie et de miel;
Et non sans quelque amour paisible et mutuelle !
Et, quand la mort viendra, qu'une amante fidèle,
Près de vous désolée, en accusant les dieux,

Pleure et veuille vous suivre, et vous ferme les yeux!

§ 71. BÉRANGER, 1780-1857.

PIERRE-JEAN DE BÉRANGER, une des grandes célébrités de notre siècle comme poète et chansonnier, naquit à Paris le 19 août 1780. II fut longtemps avant d'avoir trouvé la voie où devaient le rencontrer la gloire et l'immortalité. En 1815 il chanta les malheurs de la France et la gloire du colosse déchu, et il acquit ses premiers titres à la popularité. En 1821, Benjamin Constant disait de lui: "Béranger fait des odes sublimes en croyant ne faire que des chansons." L'arme du chansonnier fut pour les Bourbons une arme terrible, et nul plus que Béranger ne contribua à la révolution de juillet. Dans toutes les classes de la société Européenne, depuis l'échoppe du cordonnier jusqu'au salon des puissants du jour, on retrouve les œuvres immortelles du grand chansonnier; car, malgré le caractère éminemment français de ce genre de poésie, les chansons de Béranger ont été traduites dans toutes les langues de l'Europe.

LE JUIF ERRANT.

Chrétien, au voyageur souffrant1
Tends un verre d'eau sur ta porte.
Je suis, je suis le juif errant,
Qu'un tourbillon toujours emporte.
Sans vieillir, accablé de jours,
La fin du monde est mon seul rêve.
Chaque soir j'espère toujours;
Mais toujours le soleil se lève.

Toujours, toujours,

Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Depuis dix-huit siècles, hélas!
Sur la cendre grecque et romaine,
Sur les débris de mille États,
L'affreux tourbillon me promène.
J'ai vu sans fruit germer le bien,
Vu des calamités fécondes;
Et, pour survivre au monde ancien,
Des flots j'ai vu sortir deux mondes.

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Dieu m'a changé pour me punir:
A tout ce qui meurt je m'attache;
Mais du toit, prêt à me bénir
Le tourbillon soudain m'arrache.
Plus d'un pauvre vient implorer
Le denier que je puis répandre,
Qui n'a pas le temps de serrer
La main qu'en passant j'aime à tendre.
Toujours, toujours,

Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Seul, au pied d'arbustes en fleurs,
Sur le gazon, au bord de l'onde,
Si je repose mes douleurs,
J'entends le tourbillon qui gronde.
Eh! qu'importe au ciel irrité
Cet instant passé sous l'ombrage?
Faut-il moins que l'éternité
Pour délasser d'un tel voyage!
Toujours, toujours,

Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Que des enfants vifs et joyeux
Des miens me retracent l'image;
Si j'en veux repaître mes yeux,
Le tourbillon souffle avec rage.
Vieillards, osez-vous à tout prix,
M'envier ma longue carrière?
Ces enfants à qui je souris,
Mon pied balaîra 2 leur poussière.
Toujours, toujours,

Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

Des murs où je suis né jadis
Retrouvé-je encore quelque trace,
Pour m'arrêter je me roidis;

Mais le tourbillon me dit: "Passe!
Passe!" et la voix me crie aussi :
"Reste debout quand tout succombe.
Tes aïeux ne t'ont point ici

Gardé de place dans leur tombe."
Toujours, toujours,

Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

J'outrageai d'un rire inhumain
L'homme Dieu respirant à peine. . . .
Mais sous mes pieds fuit le chemin;
Adieu, le tourbillon m'entraîne.

Vous qui manquez de charité,
Tremblez à mon supplice étrange:
Ce n'est point sa divinité,

C'est l'humanité que Dieu venge.

Toujours, toujours,

Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.

LAFAYETTE EN AMÉRIQUE.

Républicains, quel cortége s'avance ?
Un vieux guerrier débarque parmi nous.
Vient-il d'un roi vous jurer l'alliance?
Il a des rois allumé le courroux.

Est-il puissant? Seul il franchit les ondes.
Qu'a-t-il donc fait? Il a brisé des fers.

Gloire immortelle à l'homme des deux mondes!

Jours de triomphe, éclairez l'univers !

Européen, partout sur ce rivage

Qui retentit de joyeuses clameurs,

Tu vois régner, sans trouble et sans servage,
La paix, les lois, le travail et les mœurs.*
Des opprimés ces bords sont le refuge:
La tyrannie a peuplé nos déserts.

L'homme et ses droits ont ici Dieu pour juge.
Jours de triomphe, éclairez l'univers !

Mais que de sang nous coûta ce bien-être !
Nous succombions; Lafayette accourut,
Montra la France, eut Washington pour maître,
Lutta, vainquit, et l'anglais disparut.

Pour son pays, pour la liberté sainte,

Il a depuis grandi dans les revers.

5

Des fers d'Olmutz nous effaçons l'empreinte.
Jours de triomphe, éclairez l'univers !

Ce vieil ami que tant d'ivresse accueille,
Par un héros ce héros adopté,

Bénit jadis, à sa première feuille,

L'arbre naissant de notre liberté.

Mais aujourd'hui que l'arbre et son feuillage
Bravent en paix la foudre et les hivers,
Il vient s'asseoir sous son fertile ombrage.
Jours de triomphe, éclairez l'univers!

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Autour de lui vois nos chefs, vois nos sages,
Nos vieux soldats se rappelant ses traits,
Vois tout un peuple et ces tribus sauvages
A son nom seul sortant de leurs forêts.
L'arbre sacré sur ce concours immense
Forme un abri de rameaux toujours verts:
Les vents au loin porteront la semence.
Jours de triomphe, éclairez l'univers!

L'Européen que frappent ces paroles
Servit des rois, suivit des conquérants:

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