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Et le silence ajoute encore à sa terreur.
Alors, de son destin sentant toute l'horreur,
Son cœur tumultueux roule de rêve en rêve;
Il se lève, il retombe, et soudain se relève;
Se traîne quelquefois sur de vieux ossements,
De la mort qu'il veut fuir horribles monuments!
Quand tout à coup son pied trouve un léger obstacle,
Il y porte la main. O surprise! ô miracle!
Il sent, il reconnaît le fil qu'il a perdu :
Et de joie et d'espoir il tressaille éperdu.
Ce fil libérateur, il le baise, il l'adore,

Il s'en assure, il craint qu'il ne s'échappe encore;
Il veut le suivre, il veut revoir l'éclat du jour:
Je ne sais quel instinct l'arrête en se séjour;
A l'abri du danger, son âme encor tremblante
Veut jouir de ces lieux et de son épouvante.
A leur aspect lugubre, il éprouve en son cœur
Un plaisir agité d'un reste de terreur;

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Enfin, tenant en main son conducteur fidèle,
Il part, il vole aux lieux où la clarté l'appelle.
Dieu! quel ravissement quand il revoit les cieux
Qu'il croyait pour jamais éclipsés à ses yeux!
Avec quel doux transport il promène sa vue
Sur leur majestueuse et brillante étendue!
La cité, le hameau, la verdure, les bois,
Semblent s'offrir à lui pour la première fois;
Et, rempli d'une joie inconnue et profonde,
Son cœur croit assister au premier jour du monde.

§ 62. LA HARPE, 1739-1803.

JEAN-FRANÇOIS DE LA HARPE, poète dramatique, littérateur et critique célèbre, a laissé plusieurs tragédies, parmi lesquelles on remarque Warwick, Coriolan, Philoctète et Virginie; il a composé aussi les Eloges de Fénelon, de Racine et de Catinat; mais son principal titre de gloire est son Cours de littérature, résumé des leçons faites par lui au Lycée (aujourd'hui l'Athénée) de 1786 à 1792.

LE PAYSAGE.

Que d'objets rassemblés dans ce frais paysage!
Le fleuve en son heureux passage 1

Réfléchit de ses bords la fertile beauté,

Et baigne de ses eaux lentement fugitives

Tous ces monts de verdure élevés sur ses rives.
Que le ciel est serein! quel calme dans les champs.
Que ces sites sont doux! que ces lieux sont touchants!
O puissante nature! ô grande enchanteresse !
Tout ce que j'aperçois m'attache et m'intéresse ;
L'arbre de ces vergers, dont les rameaux féconds
Courbent leurs fruits pendants sur l'ombre des gazons,
Et le saule incliné sur la rive penchante,

Balançant mollement sa tête blanchissante;
Le pavot effeuillé par le souffle des vents,

2

Et ce pâle rideau de peupliers mouvants;
Ces sentiers, ces détours qu'ombrage la charmille;
Dans ce nid suspendu cette jeune famille.
Assis auprès de ce ruisseau

Qui tombe d'une grotte et fuit dans la prairie,
Je sens naître dans moi la vague rêverie
Qui suit les erreurs de son eau.

Le soleil, plus brillant au bout de sa carrière,
Des couleurs de l'iris nuance sa lumière;
Il embrase les cieux, et son disque incliné
Descend sur l'horizon, de flamme environné.
J'entends les sons aigus de l'instrument rustique,

Rappelant les troupeaux à cette ferme antique.
Au pâtre fatigué la nuit permet enfin

De suspendre un travail qu'il reprendra demain.
Au signal du repos, le laboureur ramène
Le bœuf laborieux, compagnon de sa peine :
Ils foulent à pas lents la mousse des vallons,
Et le soc retourné traîne dans les sillons.3

LE GÉNIE DES TEMPÊTES.

4

Ce hardi Portugais Gama, dont le courage
D'un nouvel océan nous ouvrit le passage,
De l'Afrique déjà voyait fuir les rochers;
Un fantôme, du sein de ces mers inconnues
S'élevant jusqu'aux nues,

D'un prodige sinistre effraya les nochers.

5

Il étendait son bras sur l'élément terrible ;
Des nuages épais chargeaient son front horrible,
Autour de lui grondaient le tonnerre et les vents;
Il ébranla d'un cri les demeures profondes,

Et sa voix sur les ondes

Fit retentir au loin ces funestes accents:

"Arrête (disait-il), arrête, peuple impie ;
Reconnais de ces bords le souverain génie,
Le Dieu de l'océan dont tu foules les flots!
Crois-tu qu'impunément, ô race sacrilége,
Ta fureur qui m'assiége

Ait sillonné ces mers qu'ignoraient tes vaisseaux?

Tremble, tu vas porter ton audace profane

6

Aux rives de Mélinde, aux bords de Taprobane, Qu'en vain si loin de toi placèrent les Destins. Vingt peuples t'y suivront; mais ce nouvel Empire Où tu vas les conduire

N'est qu'un tombeau de plus creusé pour les humains.

J'entends des cris de guerre au milieu des naufrages,
Et les sons de l'airain se mêlant aux orages,

Et les foudres de l'homme au tonnerre des cieux.
Les vainqueurs, les vaincus, deviendront mes victimes:
Au fond de mes abîmes

Leurs coupables trésors descendront avec eux.”

Il dit, et se courbant sur les eaux écumantes,
Il se plongea soudain dans ces roches bruyantes
Où le flot va se perdre, et mugit renfermé.
L'air parut s'embraser, et le roc se dissoudre,
Et les traits de la foudre

Éclatèrent trois fois sur l'écueil enflammé.

§ 63. GILBERT, 1751-1780.

NICOLAS-JOSEPH-LAURENT GILBERT, poète satirique, naquit à Fontenoi-le-Château (Lorraine), de pauvres cultivateurs. Il vint à Paris, fit d'abord des odes; pauvre, il demanda protection aux puissants, mais son indigence lui ferma toutes les portes. Cette première épreuve du monde, cet outrage lui tournèrent le cœur et l'aigrirent; il se livra à la satire. Pendant qu'il luttait contre la mauvaise fortune, une chute de cheval qu'il fit l'ayant rendu fou, il fut conduit à l'Hôtel-Dieu, où il s'étrangla en avalant une petite clé.'

DERNIERS MOMENTS D'UN JEUNE POÈTE.
J'ai révélé mon cœur au Dieu de l'innocence2;
Il a vu mes pleurs pénitents;

Il guérit mes remords, il m'arme de constance:
Les malheureux sont ses enfants.

Mes ennemis riant ont dit dans leur colère:
Qu'il meure, et sa gloire avec lui!

Mais à mon cœur calmé le Seigneur dit en père:
Leur haine sera ton appui.

28*
**

A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage;
Tout trompe la simplicité:

Celui que tu nourris court vendre ton image,
Noire de sa méchanceté.

Mais Dieu t'entend gémir, Dieu vers qui te ramène
Un vrai remords né des douleurs;

Dieu qui pardonne enfin à la nature humaine3
D'être faible dans les malheurs.

J'éveillerai pour toi la pitić, la justice
De l'incorruptible avenir;

4

Eux même épureront, par leur long artifice,
Ton honneur qu'ils pensent ternir.

Soyez béni, mon Dieu! vous qui daignez me rendre
L'innocence et son noble orgueil;

Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre,
Veillerez près de mon cercueil!

Au banquet de la vie, infortuné convive,
J'apparus un jour, et je meurs :

Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j'arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.

Salut, champs que j'aimais, et vous, douce verdure,
Et vous, riant exil des bois!

Ciel, pavillon de l'homme, admirable nature,
Salut pour la dernière fois!

Ah! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
Tant d'amis sourds à mes adieux!

Qu'ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée, Qu'un ami leur ferme les yeux!

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