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Dans une charmante pratique
Nous réaliserons enfin
Cette petite république

Si longtemps projetée en vain.

Une divinité commode,
L'Amitié, sans bruit, sans éclat,
Fondera ce nouvel État:

La Franchise en fera le code,
Les Jeux en seront le sénat;
Et sur un tribunal de roses,
Siége de notre consulat,
L'Enjoûment jugera les causes.
On exclura de ce climat

Tout ce qui porte l'air d'étude;
La Raison, quittant son ton rude,
Prendra le ton du sentiment:
La Vertu n'y sera point prude,
L'Esprit n'y sera point pédant;
Le Savoir n'y sera mettable
Que sous les traits de l'Agrément:
Pourvu que l'on sache être aimable,
On y saura suffisamment.2

On y proscrira l'étalage

Des phrasiers, des rhéteurs bouffis:
Rien n'y prendra le nom d'ouvrage ;
Mais sous le nom de badinage,
Il sera quelquefois permis

De rimer quelques chansonnettes,

Et d'embellir quelques sornettes
Du poétique coloris,

En répandant avec finesse
Une nuance de sagesse
Jusque sur Bacchus et les Ris.
Par un arrêt en vaudevilles
On bannira les faux plaisants,
Les cagots fades et rampants,

Les complimenteurs imbécilles,
Et le peuple des froids savants.

Enfin, cet heureux coin du monde
N'aura pour but dans ses statuts3
Que de nous soustraire aux abus
Dont ce bon univers abonde.
Toujours sur ces lieux enchanteurs
Le soleil levé sans nuages
Fournira son cours sans orages,
Et se couchera dans les fleurs.
Pour prévenir la décadence
Du nouvel établissement,
Nul indiscret, nul inconstant,
N'entrera dans la confidence:
Ce canton veut être inconnu.
Ses charmes, sa béatitude,
Pour base ayant la solitude,
S'il devient peuple, il est perdu.
Les États de la république
Chaque automne s'assembleront*;
Et là, notre regret unique,
Nos uniques peines seront
De ne pouvoir toute l'année
Suivre cette loi fortunée 2
De philosophiques loisirs,
Jusqu'à ce moment où la Parque
Emporte dans la même barque

Nos jeux, nos cœurs et nos plaisirs.

LE MÉCHANT.

Que dans ses procédés l'homme est inconséquent5!
On recherche un esprit dont on hait le talent;
On applaudit aux traits du Méchant qu'on abhorre,
Et, loin de le proscrire, on l'encourage encore.

Mais convenez aussi qu'avec ce mauvais ton,
Tous ces gens dont il est l'oracle et le bouffon
Craignent pour eux le sort des absents qu'il leur livre,
Et que tous avec lui seraient fâchés de vivre :
On le voit une fois, il peut être applaudi;
Mais quelqu'un voudrait-il en faire son ami?
-On le craint, c'est beaucoup. - Mérite pitoyable!
Pour les esprits sensés est-il donc redoutable?
C'est ordinairement à de faibles rivaux

Qu'il adresse les traits de ses mauvais propos.
Quel honneur trouvez-vous à poursuivre, à confondre,
A désoler quelqu'un qui ne peut vous répondre?
Ce triomphe honteux de la méchanceté

Réunit la bassesse et l'inhumanité.

Quand sur l'esprit d'un autre on a quelque avantage,
N'est-il pas plus flatteur d'en mériter l'hommage,
De voiler, d'enhardir la faiblesse d'autrui,
Et d'en être à la fois et l'amour et l'appui?

Vous le croyez heureux? Quelle âme méprisable!
Si c'est là son bonheur, c'est être misérable.
Étranger au milieu de la société,

Et partout fugitif, et partout rejeté,

Vous connaîtrez bientôt par votre expérience
Que le bonheur du cœur est dans la confiance.
Un commerce de suite avec les mêmes gens,
L'union des plaisirs, des goûts, des sentiments;
Une société peu nombreuse, et qui s'aime,

Où vous pensez tout haut, ou vous êtes vous-même
Sans lendemain, sans crainte et sans malignité;
Dans le sein de la paix et de la sûreté,
Voilà le seul bonheur honorable et paisible
D'un esprit raisonnable et d'un cœur né sensible.
Sans amis, sans repos, suspect et dangereux,
L'homme frivole et vague est déjà malheureux.
Mais jugez avec moi combien l'est davantage
Un méchant affiché, dont on craint le passage;

Qui, traînant après lui les rapports, les horreurs,
L'esprit de fausseté, l'art affreux des noirceurs,
Abhorré, méprisé, couvert d'ignominie,
Chez les honnêtes gens demeure sans patrie!

§ 59. LE FRANC DE POMPIGNAN, 1709-1784.

JEAN-JACQUES-NICOLAS LE FRANC, MARQUIS DE POMPIGNAN, a fait Didon, tragédie; les Adieux de Mars, comédie; traduction des Géorgiques et du sixième livre de l'Énéide; Poésies sacrées et philosophiques, tirées des livres saints; des Odes, des Épîtres, des Hymnes, etc., etc. Sa tragédie de Didon est son meilleur ouvrage.

DÉSESPOIR DE DIDON, ET SES IMPRÉCATIONS CONTRE ÉNÉE.' Ah! barbare! ah! perfide!

Le voilà ce héros dont le Ciel est le guide,2

Ce guerrier magnanime, et ce mortel pieux

Qui sauva de la flamme et son père et ses Dieux!
Le parjure abusait de ma faiblesse extrême;
Et la gloire n'est point à trahir ce qu'on aime.
Du sang dont il naquit j'ai dû me défier,
Et de Laomédon connaître l'héritier.
Cruel, tu t'applaudis de ce triomphe insigne;
De tes lâches aïeux, va, tu n'es que trop digne.
Mais tu me fuis en vain, mon ombre te suivra.
Tremble, ingrat, je mourrai, mais ma haine vivra.

Tu vas fonder le trône où le Destin t'appelle;
Et moi je te déclare une guerre immortelle.
Mon peuple héritera de ma haine pour toi:
Le tien doit hériter de ton horreur pour moi.

Que ces peuples rivaux, sur la terre et sur l'onde,
De leurs divisions épouvantent le monde!

Que pour mieux se détruire ils franchissent les mers;
Qu'ils ne puissent ensemble habiter l'univers;
Qu'une égale fureur sans cesse les dévore,
Qu'après s'être assouvie elle renaisse encore;
Qu'ils violent entre eux et la foi des traités,
Et les droits les plus saints et les plus respectés!
Qu'excités par mes cris, les enfants de Carthage
Jurent dès le berceau de venger mon outrage;
Et puissent en mourant mes derniers successeurs
Sur tes derniers neveux être encor mes vengeurs!

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