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agissant qu'il le doit être, n'oublie rien d'utile, ne fait rien de superflu. Maître de la fatigue et du repos, il travaille à ruiner l'armée des ennemis, il songe à la conservation de la sienne.

M. le prince fier dans le commandement, également craint et estimé; M. de Turenne plus indulgent, et moins obéi par l'autorité qu'il se donne que par la vénération qu'on a pour lui.

M. le prince plus agréable à qui sait lui plaire, plus fâcheux à qui lui déplaît, plus sévère quand on manque, plus touché quand on a bien fait; M. de Turenne, plus concerté,3 excuse les fautes sous le nom de malheurs, et réduit souvent le plus grand mérite à la simple louange de faire bien son devoir. Satisfait du service qu'on lui rend, et faisant valoir avec plaisir les plus soumis, il regarde avec chagrin les industrieux qui cherchent leur réputation sous lui et leur élévation par les ministres.

M. le prince s'anime avec ardeur aux grandes choses, jouit de sa gloire sans vanité, reçoit la flatterie avec dégoût. S'il prend plaisir qu'on le loue, ce n'est pas la louange de ses actions, c'est la délicatesse de la louange qui lui fait sentir quelque douceur. M. de Turenne va naturellement aux grandes et aux petites choses, selon le rapport qu'elles ont à son dessein: rien ne l'élève dans les bons succès, rien ne l'abat dans les mauvais,

SITUATION ET CARACTÈRE DES ROMAINS ET DES CARTHAGINOIS AU TEMPS DES GUERRES PUNIQUES.

D'où est venue la première guerre de Rome contre Carthage? le secours donné aux Tarentins en fut le prétexte, la conquête de la Sicile le véritable sujet. Les qualités principales des Romains étaient, à mon avis, le courage et la fermeté : entreprendre les choses les plus difficiles, ne s'étonner d'aucun péril, ne se rebuter d'aucune perte. En tout le reste, les Carthaginois avaient sur eux une supériorité extraordinaire, soit pour l'industrie, soit pour l'expérience de la mer, soit pour

les richesses que leur donnait le trafic de tout le monde, quand les Romains, naturellement assez pauvres, venaient de s'épuiser dans la guerre de Pyrrhus. A dire vrai, la vertu de ceux-ci leur tenait lieu de toutes choses. Un bon succès les animait à la poursuite d'un plus grand, et un événement fâcheux ne faisait que les irriter davantage. Il en arrivait tout autrement dans les affaires des Carthaginois, qui devenaient nonchalants dans la bonne fortune et s'abattaient aisément dans la mauvaise. Outre le différent naturel de ces deux peuples, la diverse constitution des républiques y contribuait beaucoup: Carthage étant établie sur le commerce et Rome fondée sur les armes, la première employait des étrangers pour ses guerres et les citoyens pour son trafic; l'autre se faisait des citoyens de tout le monde, et de ces citoyens des soldats. Les Romains ne respiraient que la guerre, même ceux qui n'y allaient pas, pour y avoir été autrefois ou pour y devoir aller un jour.

A Carthage, on demandait toujours la paix au moindre mal dont on était menacé, tant pour se défaire des étrangers que pour retourner au commerce. On peut ajouter encore cette différence, que les Carthaginois n'ont rien fait de grand que par la vertu des particuliers, au lieu que le peuple romain a souvent rétabli, par sa fermeté, ce qu'avait perdu l'imprudence ou la lâcheté de ses généraux.

Toutes ces choses considérées, il ne faut pas s'étonner que les Romains soient demeurés victorieux, car ils avaient les qualités principales qui rendent un peuple maître de l'autre.

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ANNIBAL.

Avec toute sa fermeté et tout son bon sens, il n'y avait plus de république romaine, si Carthage eût fait pour la ruiner la moindre des choses que fit Rome pour son salut; mais, tandis qu'on remerciait un consul qui avait fuis de n'avoir pas désespéré de la république, on accusait à Carthage Annibal victorieux.

Ce général était presque toujours sans vivres et sans argent, réduit à la nécessité d'être éternellement heureux dans la guerre: nulle ressource au premier mauvais succès, et beaucoup d'embarras dans les bons, où il ne trouvait pas de quoi entretenir diverses nations qui suivaient plutôt sa personne qu'elles ne dépendaient de sa république.

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Pour contenir tant de peuples différents, il ajoutait à sa naturelle sévérité une dureté concertée, qui le faisait redouter des uns, tandis que sa vertu le faisait révérer des autres. Il faisait la guerre aux Romains avec toute sorte de rigueur, et traitait leurs alliés avec beaucoup de douceur et de courtoisie, cherchant à ruiner ceux-là tout à fait et à détacher ceux-ci de leur alliance. Procédé bien différent de celui de Pyrrhus, qui gardait toutes ses civilités pour les Romains et les mauvais traitements pour ses alliés.

Quand je songe qu'Annibal est parti d'Espagne où il n'avait rien de fort assuré, qu'il a traversé les Gaules qu'on devait compter pour ennemies, qu'il a passé les Alpes pour faire la guerre aux Romains qui venaient de chasser les Carthaginois de la Sicile; quand je songe qu'il n'avait en Italie ni places, ni magasins, ni secours assurés, ni la moindre espérance de retraite, je me trouve étonné de la hardiesse de son dessein. Mais lorsque je considère sa valeur et sa conduite, je n'admire plus qu'Annibal, et le tiens encore au-dessus de l'entreprise.

§ 7. MOLIÈRE, 1622-1673.

MOLIÈRE n'a pas seulement surpassé tous ses devanciers par la richesse de son invention et la force de sa verve comique; il s'est encore placé, par la franchise nerveuse et l'originalité piquante de son style, au premier rang des écrivains qui ont illustré la grande époque où il a vécu. Sa prose se recommande par un tour net et vif, admirablement approprié au génie de la langue française. Tel est, en outre, le mérite de ses vers : aussi aurons-nous l'occasion de parler de nouveau et plus longuement de Molière, en le considérant comme poète.

LE BOURGEOIS GENTILHOMME.

Acte II. Sc. VI.

La Leçon de Philosophie.1

M. JOURDAIN, bourgeois de Paris. UN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.

LE M. DE PHIL.

Que voulez-vous apprendre?

M. JOURD. Tout ce que je pourrai: car j'ai toutes les envies du monde d'être savant; et j'enrage que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences quand j'étais jeune.

LE M. DE PHIL. Ce sentiment est raisonnable: nam, sine doctrina, vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute?

M. JOURD. Oui: mais faites comme si je ne le savais pas; expliquez-moi ce que cela veut dire.

LE M. DE PHIL. Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.

M. JOURD. Ce latin-là a raison.

LE M. DE PHIL. N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences?

M. JOURD. Oh! oui. Je sais lire et écrire.

LE M. DE PHIL. Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?

M. JOURD.

Qu'est-ce que c'est que cette logique?

LE M. DE PHIL.

de l'esprit.

C'est elle qui enseigne les trois opérations

M. JOURD. Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?

LE M. DE PHIL. La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen des figures, Barbara, celarent, Darii, ferio, baralipton, etc.

M. JOURD.

Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.

LE M. DE PHIL.

M. JOURD.

Voulez-vous apprendre la morale?

La morale?

LE M. DE PHIL.

M. JOURD.

Oui.

Qu'est-ce qu'elle dit, cette morale?

LE M. DE PHIL. Elle traite de la félicité; enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et

M. JOURD. 'Non, laissons cela je suis bilieux comme tous les diables, et il n'y a2 morale qui tienne; je me veux mettre en colère tout mon soûl quand il m'en prend envie.

LE M. DE PHIL. Est-ce la physique que vous voulez apprendre?

M. JOURD. Qu'est-ce qu'elle chante, cette physique?

LE M. DE PHIL. La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux; et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.

M. JOURD. Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini.

LE M. DE PHIL. Que voulez-vous donc que je vous apprenne? M. JOURD. Apprenez-moi l'orthographe.

LE M. DE PHIL. Très volontiers.

M. JOURD. Après, vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n'y en a point.

LE M. DE PHIL. Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature

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