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Mais peut-être, enivré des vapeurs de ma muse,
Moi-même en ma faveur, Seignelay,5 je m'abuse.
Cessons de nous flatter. Il n'est esprit si droit
Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit :
Sans cesse on prend le masque, et, quittant la nature,
On craint de se montrer sous sa propre figure.
Par là le plus sincère assez souvent déplaît.
Rarement un esprit ose être ce qu'il est.

Vois-tu cet importun que tout le monde évite;

Cet homme à toujours fuir, qui jamais ne vous quitte? Il n'est pas sans esprit; mais, né triste et pesant,

Il veut être folâtre, évaporé, plaisant ;

Il s'est fait de sa joie une loi nécessaire,

Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.
La simplicité plaît sans étude et sans art.

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Tout charme en un enfant dont la langue sans fard, A peine du filet encor débarrassée,

Sait d'un air innocent bégayer sa pensée.

Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant;
Mais la nature est vraie, et d'abord on la sent:
C'est elle seule en tout qu'on admire et qu'on aime.
Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.
Chacun pris dans son air est agréable en soi :
Ce n'est que l'air d'autrui qui peut déplaire en moi.

L'HUÎTRE ET LES PLAIDEURS.

Un jour, dit un auteur, n'importe en quel chapitre, Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître : Tous deux la contestaient, lorsque dans leur chemin La Justice passa, la balance à la main.

Devant elle à grand bruit, ils expliquent la chose,
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La Justice, pesant ce droit litigieux,

Demande l'huître, l'ouvre, et l'avale à leurs yeux,
Et par ce bel arrêt, terminant la bataille:

"Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille.

Des sottises d'autrui nous vivons au palais :

Messieurs, l'huître était bonne. Adieu! vivez en paix.”

MALHERBE.

Enfin Malherbe vint, et le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée;
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber7;
Tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et, de vos vains discours, prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher.

LES EMBARRAS DE PARIS.

Qui frappe l'air, bon Dieu, de ces lugubres cris?
Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à Paris?
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières?
J'ai beau sauter du lit, plein de trouble et d'effroi,
Je pense qu'avec eux tout l'enfer est chez moi:
L'un miaule en grondant comme un tigre en furie ;
L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
Ce n'est pas tout encor: les souris et les rats
Semblent, pour m'éveiller, s'entendre avec les chats.

Mais à peine les coqs, commençant leur ramage,
Auront de cris aigus frappé le voisinage,
Qu'un affreux serrurier, laborieux Vulcain,
Qu'éveillera bientôt l'ardente soif du gain,
Avec un fer maudit qu'à grand bruit il apprête
De cent coups de marteau me va fendre la tête.
J'entends déjà partout les charrettes courir,
Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir;
Tandis que, dans les airs, mille cloches émues,
D'un funèbre concert font retentir les nues,
Et se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
Pour honorer les morts font mourir les vivants.
Encor, je bénirais la bonté souveraine,

Si le ciel à ces maux avait borné ma peine;
Mais si seul en mon lit je peste avec raison,
C'est encor pis vingt fois en quittant la maison :
En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse.
L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé;
Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé.
Des paveurs en ces lieux me bouchent le passage;
Là je trouve une croix de funeste présage,

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Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison
En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison.
Là, sur une charrette, une poutre branlante
Vient, menaçant de loin la foule qu'elle augmente;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant.
D'un carrosse en tournant il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue.
On n'entend que des cris poussés confusément :
Dieu pour s'y faire ouïr tonnerait vainement.10

$ 54. RACINE, 1639-1699.

Les sentiments héroïques de la nature humaine avaient trouvé dans Corneille le plus éloquent et le plus sublime organe: les sentiments tendres et affectueux de notre nature trouvèrent dans RACINE leur plus touchant et leur plus parfait interprète. A l'âge de vingt ans, il révéla, dans une ode composée pour le mariage de Louis XIV, la Nymphe de la Seine, ses talents pour la poésie. Un regard et une récompense de celui qui allait devenir le grand roi encouragea ce premier essai. Le souvenir d'un roman grec que Racine avait lu à Port-Royal lui inspira ensuite l'idée d'une tragédie que de prudents avis le conduisirent à supprimer, Théagène et Chariclée. Déjà il avait rencontré dans Molière et Boileau de sévères conseillers qui lui apprenaient qu'on ne peut atteindre le bien qu'avec beaucoup d'application et de peine; et, ce qui est plus rare, il savait les écouter. En 1664 il donna la Thébaïde, en 1665 Alexandre, qui annonçaient un poète plutôt qu'un auteur dramatique. Mais Andromaque, deux ans après, attesta que Corneille avait un successeur, ou, pour mieux dire, que la scène française comptait désormais une autre gloire. Un nouveau ressort tragique avait été inventé: jusque-là le théâtre enlevait et subjuguait par l'admiration les âmes des spectateurs : Racine avait découvert le secret de les captiver en les charmant; il devait de plus en plus, dans Iphigénie, dans Bérénice, dans Phèdre, se rendre maître des cœurs. En même temps il montrait, dans Britannicus et dans Mithridate, qu'il était capable de prêter aux plus généreux et aux plus fermes esprits un langage digne d'eux. Les succès de ce grand homme furent loin, cependant, de répondre à la supériorité de ses ouvrages. Le dégoût des injustices qu'il eut à subir, et un plus noble motif, d'honorables scrupules religieux, l'éloignèrent des travaux du théâtre dans la pleine maturité de son génie. Toutefois, vers la fin de sa carrière, il le déploya encore, dans son plus grand éclat, en composant pour la maison de Saint-Cyr, où Mme de Maintenon avait recueilli les jeunes filles nobles sans fortune, les tragédies sacrées d'Esther et d'Athalie. Il est triste de rappeler que ce dernier chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre, a dit Voltaire, non-seulement de notre scène, mais de l'esprit humain, fut méconnu des contemporains, et que Racine, lorsqu'il mourut en 1699, emporta la douloureuse pensée qu'il n'avait pas réussi : l'admiration unanime de la postérité a du moins protesté contre cette erreur.

PRIÈRE D'ESTHER.

O mon souverain roi,

Me voici donc tremblante et seule devant toi?
Mon père mille fois m'a dit, dans mon enfance,
Qu'avec nous tu juras une sainte alliance,
Quand, pour te faire un peuple agréable à tes yeux,
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même tu leur promis, de ta bouche sacrée,
Une prospérité d'éternelle durée.

Hélas! ce peuple ingrat a méprisé ta loi;
La nation chérie a violé sa foi;

Elle a répudié son époux et son père,

Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère;
Maintenant elle sert sous un maître étranger.
Mais c'est peu d'être esclave, on la1 veut égorger.
Nos superbes vainqueurs, insultant à nos larmes,
Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,
Et veulent aujourd'hui qu'un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel.
Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,
Pourrait anéantir la foi de tes oracles,
Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,
Le saint que tu promets et que nous attendons!
Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,
Ivres de notre sang, ferment les seules bouches
Qui, dans tout l'univers, célèbrent tes bienfaits;
Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.

Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,
Et que je mets au rang des profanations
Leur table, leurs festins et leurs libations2;
Que même cette pompe où je suis condamnée,
Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée
Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés,
Seule et dans le secret, je le foule à mes pieds;

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