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Tout s'oppose à l'effort de ton injuste amour,
Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle.
Vous les préviendrez, sire; et par un juste arrêt
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire;
Il peut la garantir encor d'un sort contraire.
Sire, ne donnez rien à mes débiles ans :

Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants;
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle:
Il m'en reste encore un; conservez-le pour elle :
N'ôtez pas à ces murs un si puissant appui.

PTOLOMÉE, ROI D'ÉGYPTE, MEURTRIER DE POMPÉE, CONFONDU PAR CÉSAR.

Pompée, vaincu à Pharsale, est venu chercher un asile auprès du jeune roi Ptolomée, qui lui avait dû son trône. Mais ce prince, corrompu par d'infâmes conseils, l'a fait mettre à mort. Bientôt César, arrivé lui-même en Égypte, a reçu pour premier présent la tête de son rival; mais, rejetant avec horreur cette abominable offrande, il interpelle ainsi Ptolomée:

Eh! quel droit aviez-vous sur cette illustre vie,

Que vous devait son sang pour y tremper vos mains?
Vous qui devez respect au moindre des Romains?
Ai-je vaincu pour vous dans les champs de Pharsale?
Et, par une victoire aux vaincus trop fatale,
Vous ai-je acquis sur eux, en ce dernier effort,
La puissance absolue et de vie et de mort 80?
Moi qui n'ai jamais pu la souffrir à Pompée,
La souffrirai-je en vous sur lui-même usurpée,
Et 31
que de mon bonheur vous avez abusé
Jusqu'à plus attenter 2 que je n'aurais osé?

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30

De quel nom, après tout, pensez-vous que je nomme
Ce coup où vous tranchez du souverain de Rome,

Et qui sur un seul chef lui fait bien plus d'affront
Que sur tant de milliers ne fit le roi de Pont?
Pensez-vous que j'ignore ou que je dissimule
Que vous n'auriez pas eu pour moi plus de scrupule,
Et que s'il m'eût vaincu, votre esprit complaisant
Lui faisait de ma tête un semblable présent?

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Grâces à ma victoire, on me rend des hommages
Où ma fuite eût reçu toutes sortes d'outrages;
Au vainqueur, non à moi, vous faites tout l'honneur.
Si César en jouit, ce n'est que par bonheur.
Amitié dangereuse et redoutable zèle

Que règle la fortune et qui tourne avec elle!

O combien d'allégresse une si triste guerre
Aurait-elle laissé dessus toute la terre,

Si Rome avait pu voir marcher en même char,
Vainqueurs de la discorde, et Pompée et César.
Voilà ces grands malheurs que craignait votre zèle.

O crainte ridicule autant que criminelle!

Vous craigniez ma clémence; ah! n'ayez plus ce soin: Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.

§ 51. LA FONTAINE, 1621–1695.

LA FONTAINE, né à Château-Thierry en 1621, était assez incertain de la voie qu'il devait suivre, lorsqu'à vingt-deux ans la lecture, faite en sa présence, d'une ode de Malherbe, lui apprit qu'il était poète. Ses premiers essais l'annoncèrent en effet comme tel; mais, resserrée dans la province qu'il habitait, sa réputation fut assez lente à se répandre: il touchait à sa quarantième année lorsqu'il vint à Paris, où il rencontra un protecteur dans le surintendant Fouquet. La reconnaissance qu'il voua à ce ministre déchu, les beaux vers par lesquels il plaignit et s'efforça d'adoucir son malheur, éloignèrent de La Fontaine l'esprit de Louis XIV, qui ne lui accorda jamais aucune faveur. Il trouva du reste, à défaut de l'appui du prince, des amitiés dévouées qui, en écartant de sa personne les besoins et les embarras vulgaires de la vie, lui permirent de se livrer tout entier à son goût pour les vers. Le surnom de Bonhomme, que lui a conservé la postérité, atteste quels étaient la simplicité de son caractère et son détachement des affaires et des intérêts mondains. Il ne commença qu'en 1668 à faire paraître ses inimitables Fables. On a dit qu'un merveilleux instinct les lui dictait; mais il ne faut pas croire qu'il atteignît sans beaucoup de travail la perfection où il s'est élevé. De là ces distractions et ces rêveries, ou plutôt ces méditations profondes, dont se sont amusés les contemporains de La Fontaine. On a prétendu encore que ceux-ci n'avaient pas compris tout ce qu'il y avait de rare et d'exquis dans ses talents. Néanmoins, une circonstance qui semble indiquer le contraire, c'est qu'il fut reçu à l'Académie française avant Boileau (1684). Ce qui est certain, c'est qu'on s'accorde à admirer présentement en lui, pour la pensée et pour la langue, le plus original et le plus parfait des modèles.

UTILITÉ DU TRAVAIL.

Travaillez, prenez de la peine1:
C'est le fonds qui manque le moins.2

Un riche laboureur, sentant sa fin prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins:
“Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents:

Un trésor est caché dedans.

Je ne sais pas l'endroit; mais un peu de courage

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Vous le fera trouver; vous en viendrez à bout.3
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'oût 1 :
Creusez, fouillez, bêchez; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse."

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Le père mort, les fils vous retournent le champ,
Deçà, delà, partout; si bien qu'au bout de l'an
Il en rapporta davantage.

D'argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.

L'ART DE BIEN VIVRE.

Rien ne m'engage à faire un livre1:
Mais la raison m'oblige à vivre
En sage citoyen de ce vaste univers;
Citoyen qui, voyant un monde si divers,
Rend à son auteur les hommages
Que méritent de tels ouvrages.

Ce devoir acquitté, les beaux vers, les doux sons,
Il est vrai, sont peu nécessaires:

Mais qui dira qu'ils soient contraires
A ces éternelles leçons?

On peut goûter la joie en diverses façons:

Au sein de ses amis répandre mille choses,

Et, recherchant de tout les effets et les causes,

A table, au bord d'un bois, le long d'un clair ruisseau, Raisonner avec eux sur le bon et le beau.

LE RENARD ET LA CIGOGNE.

1

Compère le Renard se mit un jour en frais,1
Et retint à dîner commère la Cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d'apprêts:
Le galant, pour toute besogne,

Avait un brouet clair; il vivait chichement.

Ce brouet fut par lui servi sur une assiette:
La Cigogne au long bec n'en put attraper miette,
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.

Pour se venger de cette tromperie,

A quelque temps de là, la Cigogne le prie.
"Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie."

A l'heure dite il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse,
Loua très fort sa politesse,

Trouva le dîner cuit à point:

Bon appétit surtout; renards n'en manquent point:
Il se réjouissait à l'odeur de la viande,

Mise en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
On servit, pour l'embarrasser,

En un vase à long col et d'étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer;
Mais le museau du sire était d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,

Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris,
Serrant la queue et portant bas l'oreille.
Trompeurs, c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous à la pareille.

6

LE COCHE ET LA MOUCHE.

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,1
Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche.

Femmes, moines, vieillards, tout était descendu:
L'attelage suait, soufflait, était rendu.

Une Mouche survient, et des chevaux s'approche,
Prétend les animer par son bourdonnement,

Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine;

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