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Le bien de la fortune est un bien périssable;
Quand on bâtit sur elle, on bâtit sur le sable;
Plus on est élevé, plus on court de dangers:

Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
Et la rage des vents brise plutôt le faîte

Des maisons de nos rois que les toits des bergers.

O bien heureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire
Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison, content de sa fortune
A selon son pouvoir mesuré ses désirs!

Il laboure le champ que labourait son père;
Il ne s'informe point de ce qu'on délibère
Dans ces graves conseils d'affaires accablés.
Il voit sans intérêt la mer grosse d'orages,
Et n'observe des vents les sinistres présages
Que pour le soin qu'il a du salut de ses blés.

Roi de ses passions, il a ce qu'il désire ;
Son fertile domaine est son petit empire;

Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau.
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces ;

Et sans porter envie à la pompe des princes,
Il est content chez lui de les voir en tableau.

Il voit de toutes parts combler d'heur3 sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous sa faucille,
Le vendangeur plier sous le faix des paniers.
Il semble qu'à l'envi les fertiles montagnes,
Les humides vallons et les grasses campagnes
S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Il soupire en repos l'ennui de sa vieillesse
Dans ce même foyer où sa tendre jeunesse

A vu dans le berceau ses bras emmaillotés;
Il tient par les moissons registre des années,
Et voit de temps en temps leurs courses enchaînées
Faire avec lui vieiller les bois qu'il a plantés.

Il ne va point fouiller aux terres inconnues,
A la merci des vents et des ondes chenues,1
Ce que nature avare a caché de trésors.
Il ne recherche point, pour honorer sa vie,
De plus illustre mort ni plus digne d'envie,
Que de mourir au lit où ses pères sont morts.

S'il ne possède point ces maisons magnifiques,
Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques
Où la magnificence étale ses attraits,

Il jouit des beautés qu'ont les saisons nouvelles,
Il voit de la verdure et des fleurs naturelles,
Qu'en ces riches lambris on ne voit qu'en portraits.

Agréables déserts, séjour de l'innocence,

Où, loin des vanités de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment;
Vallons, fleuves, rochers, aimable solitude,
Si vous fûtes témoins de mon inquiétude,
Soyez-le désormais de mon contentement.

5

AU JEUNE LOUIS XIII.

Ce grand Henri, dont la mémoire 7
A triomphé du monument,8
Est maintenant comblé de gloire
Sur les voûtes du firmament.
La nuit pour lui n'a plus de voiles:
Il marche dessus les étoiles;
Il boit dans la coupe des dieux,

Et voit sous ses pieds les tempêtes

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§ 50. CORNEILLE, 1606-1684.

PIERRE CORNEILLE, ou, comme on parlait déjà de son temps, le grand Corneille, naquit à Rouen en 1606. C'était le fils d'un avocat général, et sa famille le destinait au barreau: après de bonnes études, il fut reçu avocat. Mais la carrière dramatique, où Mairet, du Ryer et Rotrou obtenaient de brillant succès, ne tarda pas à l'attirer. Il débuta dès 1629 par quelques comédies, excellentes pour cette époque, et il donna en 1635 sa première tragédie, Médée, dans laquelle plusieurs passages annonçaient déjà celui que presque aussitôt, le Cid allait immortaliser.

Les années qui s'écoulèrent pour Corneille de trente à quarante ans furent comptées par des chefs-d'œuvre, Horace, Cinna, Polyeucte, Pompée, Rodogune. En 1647, il fut admis à l'Académie française, qui avait honoré le Cid d'une critique respectueuse. Parvenu alors au comble de la gloire, il ne cessa de produire de nouveaux ouvrages, qui, bien qu'inférieurs à ceux de sa forte maturité, eussent donné la gloire à tout autre par les traits sublimes qu'ils renferment: il suffit de rappeler Sertorius, Othon, Nicomède, etc. Il a laissé beaucoup de pièces détachées sur différents sujets, et une Paraphrase de l'Imitation de Jésus-Christ, qui n'a pas été réimprimée moins de quarante fois.

Corneille mourut pauvre en 1684. Sa vie privée avait offert le modèle de toutes les vertus. Il était le doyen de l'Académie française; et, dans cette compagnie, il fut loué par Racine d'une manière digne de ces deux grands hommes.

COMBAT DU CID CONTRE LES MAURES.

D. Rodrigue, surnommé le Cid (ou le chef), raconte à D. Fernand, roi de Castille, la victoire qu'il vient de remporter (vers 1060).

Sous moi cette troupe1 s'avance,2

Et porte sur le front une mâle assurance.

Nous partîmes cinq cents; mais, par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage!
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors 3 furent trouvés :
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d'impatience, autour de moi demeure,

3

Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d'une si belle nuit.

Par mon commandement la garde en fait de même,
Et, se tenant cachée, aide à mon stratagème ;

4

Et je feins hardiment d'avoir

reçu de vous

L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.5
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,
Enfin avec le flux nous fit voir trente voiles.
L'onde s'enflait dessous, et, d'un commun effort,
Les Maures et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer: tout leur paraît tranquille ;
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris:
Ils abordent sans peur; ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants;
Les nôtres au signal de nos vaisseaux répondent:
Ils paraissent armés; les Maures se confondent;
L'épouvante les prend à demi descendus;

6

Avant que de combattre ils s'estiment perdus.

Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre.
Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre;
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,

Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.

Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient :
Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient;

La honte de mourir sans avoir combattu

Arrête leur désordre et leur rend leur vertu.

8

Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,
De notre sang au leur font d'horribles mélanges;
Et la terre et le fleuve, et leur flotte et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
O combien d'actions, combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait,

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