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mençâmes à redescendre. Aucun chemin tracé ne nous dirigeait le vent était si froid que la neige n'était pas même dégelée à sa surface; nous retrouvions seulement sur la glace les petits trous qu'y avait faits la pointe de nos bâtons ferrés. Paccard n'était plus qu'un enfant sans énergie et sans volonté, que je guidais dans les bons chemins et que dans les mauvais je portais. La nuit commençait à tomber lorsque nous traversâmes la crevasse; au bas du grand plateau elle nous prit tout-à-fait à chaque instant Paccard s'arrêtait, déclarant qu'il n'irait pas plus loin, et à chaque instant je le forçais de reprendre sa marche, non par la persuasion, il n'entendait rien, mais par la force. A onze heures nous sortîmes enfin des régions des glaces et mîmes le pied sur la terre ferme : il y avait déjà une heure que nous avions perdu toute réverbération du soleil; alors je permis à Paccard de s'arrêter, et je me préparai à l'envelopper de nouveau dans des couvertures, lorsque je m'aperçus qu'il ne s'aidait plus de ses mains. Je lui en fis l'observation. Il me répondit que cela se pouvait bien, vu qu'il ne les sentait pas. Je tirai ses gants, ses mains étaient blanches et comme mortes; moi-même j'étais bête de la main où j'avais mis son petit gant de peau à la place du mien je lui dis que nous avions trois mains de gelées à nous deux, cela paraissait lui être fort égal, il ne demandait qu'à se coucher et à dormir; quant à moi, il me dit de me frotter la partie malade avec de la neige: le remède n'était pas loin.

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Je commençai l'opération par lui et je la terminai par moi. Bientôt le sang revint, et avec le sang la chaleur, mais avec des douleurs aussi aiguës que si on nous avait piqué chaque veine avec des aiguilles. Je roulai mon poupard dans sa couverture, je le couchai à l'abri d'un rocher; nous mangeâmes un morceau, bûmes un coup, nous nous serrâmes l'un contre l'autre le plus que nous pûmes, et nous endormîmes.

Le lendemain à six heures, je fus réveillé par Paccard.— C'est drôle ! Balmat, me dit-il, j'entends chanter les oiseaux, et je ne vois pas le jour; probablement que je ne peux pas ouvrir les yeux. Notez qu'il les avait écarquillés comme ceux d'un grand duc. Je lui répondis qu'il se trompait sans doute,

et qu'il devait très bien y voir. Alors il me demanda un peu de neige, la fit fondre dans le creux de sa main avec de l'eaude-vie, et s'en frotta les paupières. Cette opération finie il n'en voyait pas davantage, seulement les yeux lui cuisaient beaucoup plus.

-Allons, dit-il, il paraît que je suis aveugle, Balmat! - Dame! répondis-je, ça m'en a bien l'air.

Comment vais-je faire pour descendre? continua-t-il.

Prenez la bretelle de mon sac et marchez derrière moi, voilà un moyen.

C'est ainsi que nous descendîmes, et arrivâmes au village de la Côte.

Là, comme je craignais que ma femme ne fût inquiète, je quittai le docteur, qui regagna sa maison en tâtonnant avec son bâton, et je revins chez moi: c'est alors seulement que je me vis.

Je n'était pas reconnaissable: j'avais les yeux rouges, la figure noire et les lèvres bleues; chaque fois que je riais ou bâillais, le sang me jaillissait des lèvres et des joues. - Enfin je n'y voyais plus qu'à l'ombre. Quatre jours après je partis pour Genève, afin de prévenir M. de Saussure que j'avais réussi à escalader le Mont-Blanc: il l'avait déjà appris par des Anglais. Il vint aussitôt à Chamouny, et essaya avec moi la même ascension; mais le temps ne nous permit pas d'aller plus haut que la montagne de la Côte, et ce ne fut que l'année suivante qu'il put accomplir son grand projet.

Et le docteur Paccard, dis-je, est-il resté aveugle?

Ah oui! aveugle! il est mort il y a onze mois, à l'âge de soixante-dix-neuf ans, et il lisait encore sans lunettes.

§ 45. MÉRIMÉE, NÉ EN 1803.

PROSPER MÉRIMÉE, littérateur français, membre de l'Académie française, sénateur, né à Paris, le 28 septembre 1803, est le fils du peintre Mérimée, secrétaire de l'Ecole des beaux-arts, à qui l'on doit un des plafonds des salles de sculpture au Louvre, et un Traité de la Peinture à l'huile. Il débuta dans la carrière littéraire par la publication du Théâtre de Clara Gazul, œuvre singulièrement originale, dont il attribue la création à une actrice espagnole, et dont il est véritablement l'auteur. A Clara Gazul succédèrent la Jacquerie, scènes féodales offrant quelques vérités historiques; et une chronique du temps de Charles IX, récit dramatique et plein d'intérêt. En 1831, il succéda à M. Vitet, comme inspecteur des monuments antiques et historiques de France, et sa plume exercée a fourni sur ce sujet des articles d'un esprit sage, qui se distinguent autant par la grâce du style que par l'esprit d'observation.

Il a été nommé sénateur en 1853. En 1844, il a remplacé Charles Nodier à l'Académie française. Il est aussi membre libre de l'Académie des inscriptions. Le 12 avril 1860, il a été promu commandeur de la Légion d'honneur.

AVIGNON.

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En arrivant à Avignon, il me sembla que je venais de quitter la France. Sortant du bateau à vapeur, je n'avais pas été préparé, par une transition graduée, à la nouveauté du spectacle qui s'offrait à moi; langage, costumes, aspect du pays, tout paraît étrange à qui vient du centre de la France. Je me croyais au milieu d'une ville espagnole. Les murailles crénelées, les tours garnies de mâchicoulis, la campagne couverte d'oliviers, de roseaux, d'une végétation toute méridionale, me rappelaient Valence et sa magnifique Huerta, entourée, comme la plaine d'Avignon, d'un mur de montagnes aux profils déchiquetés, qui se dessinent nettement sur un ciel d'un azur foncé. Puis, en parcourant la ville, je retrouvais avec surprise une foule d'habitudes, d'usages espagnols. Ici, comme en Espagne, les boutiques sont fermées par un rideau, et les enseignes des marchands, peintes sur des toiles, flottent suspendues le long d'une corde comme des pavillons de navire. Les hommes du peuple, basanés, la veste jetée sur l'épaule en guise de man

teau, travaillent à l'ombre, ou dorment couchés au milieu de la rue, insouciants des passants; car chacun sur la voie publique se croit chez lui. La rue, pour les Espagnols, c'est le forum antique; c'est là que chacun s'occupe de ses affaires, conclut ses marchés, ou cause avec ses amis. Les Provençaux, comme eux, semblent ne regarder leur maison que comme un lieu d'abri temporaire, où il est ridicule de demeurer lorsqu'il fait beau. Enfin, la physionomie prononcée et un peu dure des Avignonais, leur langage fortement accentué, où les voyelles dominent, et dont la prononciation ne ressemble en rien à la nôtre, complétaient mon illusion et me transportaient si loin. de la France, que je me retournais avec surprise en entendant près de moi des soldats du Nord qui parlaient ma langue.

L'aspect général d'Avignon est celui d'une place de guerre. Le style de tous les grands édifices est militaire; et ses palais, comme ses églises, semblent autant de forteresses. Des créneaux, des mâchicoulis couronnent les clochers; enfin tout annonce des habitudes de révolte et de guerres civiles.

Le château des papes, le plus considérable de tous ces bâtiments, construit sur un rocher escarpé, élève ses tours massives à une hauteur prodigieuse. Rien dans cet immense édifice ne paraît avoir été donné à l'art; partout l'agrément et même la commodité ont été sacrifiés à la sûreté. Non-seulement l'épaisseur des murs, leur élévation, les fossés qui les bordent, semblent défier les attaques de vive force, mais on a prévu encore le cas d'une surprise. L'intérieur du palais est aussi bien fortifié que l'extérieur. La grande cour est dominée de tous côtés par des tours et de hautes courtines. Maître de la porte et de cette cour, l'assaillant n'a rien fait encore, c'est un nouveau siège qu'il lui faut entreprendre; enfin toutes ces défenses emportées, reste une tour à forcer. La porte se brise, l'ennemi se précipite dans l'escalier, il va pénétrer dans l'appartement que le pape3 a choisi pour sa retraite. Tout d'un coup l'escalier se perd dans une muraille. Au-dessus, une espèce de palier, où l'on ne peut monter que par une échelle, est garni de soldats, qui peuvent assommer un à un ceux qui déjà se croyaient vainqueurs.

Ce château, dont la plus grande partie date de la première moitié du XIVe siècle, peut être considéré comme un modèle de l'architecture militaire à cette époque. On est frappé de la rusticité de sa construction, de l'irrégularité choquante de toutes ses parties, irrégularité qui n'est motivée ni par la disposition du terrain, ni par des avantages matériels. Ainsi les tours ne sont pas carrées, les fenêtres n'observent aucun alignement, on ne rencontre pas un seul angle droit, et la communication d'un corps de logis à un autre n'a lieu qu'au moyen de circuits sans nombre.

§ 46. JANIN, NÉ EN 1804.

JULES-GABRIEL JANIN, célèbre critique français, naquit à Saint Étienne, département de la Loire, en 1804. Il est écrivain très spirituel, dont le style un peu marivaux est plein d'étincelles. Ses feuilletons lui ont fait un nom, parce qu'il a une manière et un genre à lui. Ses ouvrages sont bizarres et décousus; sa critique, quelquefois bonne, est quelquefois aussi passionnée à l'excès.

En avril 1865, la candidature de M. Janin à l'Académie française a échoué avec un certain éclat: il s'est vu préférer son jeune confrère des Débats, M. Prévost-Paradol, pour des considérations encore plus politiques que littéraires.

LE BIBLIOPHILE.

Pendant que la passion des tableaux amuse l'arrière-saison de l'un, la passion des livres s'empare de cet autre que vous voyez là-bas, marchant la tête haute, le corps tout droit, vieillard bien portant et clairvoyant qui sort de chez lui bien brossé, et qui rentrera tout poudreux le soir.1

C'est celui-là qui est heureux! ne lui parlez pas de tableaux à celui-là! Il a en horreur les vieilles toiles où l'on ne voit rien, les couleurs passées, les cadres ternis, les lambeaux de couleurs disséminés çà et là; sa passion est bien meilleure : il en veut, lui, à des passions qu'on tient dans sa main, qu'on

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