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Louvre, avec sa basse-taille. Le royal carillon du Palais jette sans relâche de tous côtés des trilles resplendissantes, sur lesquelles tombent à temps égaux les lourdes coupetées' du beffroi de Notre-Dame, qui les font étinceler comme l'enclume sous le marteau. Par intervalles vous voyez passer des sons de toutes formes, qui viennent de la triple volée de SaintGermain-des-Prés. Puis encore, de temps en temps, cette masse de bruits sublimes s'entr'ouvre et donne passage à la strette de l'Ave-Maria, qui éclate et petille comme une aigrette d'étoiles.9 Au-dessus, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises, qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes. Certes, c'est là un opéra qui vaut la peine d'être écouté. D'ordinaire, la rumeur qui s'échappe de Paris le jour, c'est la ville qui parle; la nuit, c'est la ville qui respire: ici, c'est la ville qui chante. Prêtez donc l'oreille à ce tutti1o des clochers; répandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes," la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l'horizon, comme d'immenses buffets d'orgue; éteignez-y, ainsi que dans une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries; que cette fournaise de musique; que ces dix mille voix d'airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds; que cette cité qui n'est plus qu'un orchestre; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempête.

L'AVENIR. 12

Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l'empêchera pas d'être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l'humanité. Elle aura la gravité douce d'une aînée.

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Elle s'étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d'armée et un boucher; la pourpre de l'un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l'autre. Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. Elle n'éprouvera que médiocrement l'admiration d'un gros chiffre d'hommes tués. Le haussement d'épaules que nous avons devant l'inquisition, elle l'aura devant la guerre. Elle regardera le champ de bataille de Sadowa de l'air dont nous regarderions le quemadero 13 de Séville. Elle trouvera bête cette oscillation de la victoire aboutissant invariablement à de funèbres remises en équilibre, et Austerlitz toujours soldé par Waterloo. Elle aura pour "l'autorité" à peu près le respect que nous avons pour l'orthodoxie; un procès de presse lui semblera ce que nous semblerait un procès d'hérésie; elle admettra la vindicte contre les écrivains juste comme nous admettons la vindicte contre les astronomes, et sans rapprocher autrement Béranger de Galilée, elle ne comprendra pas plus Béranger en cellule que Galilée en prison. E pur si muove, loin d'être sa peur sera sa joie. Elle aura la suprème justice de la bonté. Elle sera pudique et indignée devant les barbaries. La vision d'un échafaud dressé lui fera affront. Chez cette nation, la pénalité fondra et décroîtra dans l'instruction grandissante comme la glace au soleil levant. La circulation sera préférée à la stagnation. On ne s'empêchera plus de passer. Aux fleuves frontières succéderont les fleuves artères. Couper un pont sera aussi impossible que couper une tête. La poudre à canon sera poudre à forage; le salpêtre qui a pour utilité actuelle de percer les poitrines, aura pour fonction de percer les montagnes.

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Qu'au dix-neuvième siècle, le continent, pour l'avantage de détruire une bourgade, Sébastopol, ait sacrifié la population d'une capitale, sept cent quatre vingt cinq mille hommes, cela semblera glorieux, mais singulier. Cette nation estimera un

tunnel sous les Alpes plus que la gargousse Armstrong.15 Elle poussera l'ignorance au point de ne pas savoir qu'on fabriquait en 1866 un canon pesant vingt-trois tonnes, appelé Bigwill. D'autres beautés et magnificences du temps présent seront perdues; par exemple, chez ces gens-là, on ne verra plus de ces budgets, tels que celui de la France actuelle, lequel fait tous les ans une pyramide d'or de dix pieds carrés de base, et de trente pieds de haut. Une pauvre petite île comme Jersey 16 y regardera à deux fois avant de se passer, comme elle l'a fait le 6 août 1866, la fantaisie d'un pendu1 dont le gibet coûte deux mille huit cents francs. On n'aura pas de ces dépenses de luxe. Cette nation aura pour législation un fac-simile, le plus ressemblant possible, du droit naturel. Sous l'influence de cette nation motrice, les incommensurables fiiches d'Amérique, d'Asie, d'Afrique, et d'Australie seront offertes aux émigrations civilisantes; les huit cent mille bœufs, annuellement brûlés pour les peaux, dans l'Amérique du Sud, seront mangés; elle fera ce raisonnement que s'il y a des bœufs d'un côté de l'Atlantique, il y a des bouches qui ont faim de l'autre côté. Sous son impulsion, la longue traînée des misérables envahira magnifiquement les grasses et riches solitudes inconnues; on ira aux Californies ou aux Tasmanies,18 non pour l'or, trompe-l'oeil et grossier appât d'aujourd'hui, mais pour la terre; les meurt-de-faim et les va-nu-pieds, ces frères douloureux et vénérables de nos splendeurs myopes et de nos prospérités égoïstes, auront, en dépit de Malthus,19 leur table servie sous le même soleil; l'humanité essaimera hors de la cité mère, devenue étroite, et couvrira de ses ruches les continents; les solutions probables des problèmes qui mûrissent, la locomotion aérienne pondérée et dirigée, le ciel peuplé d'air-navires, aideront à ces dispersions fécondes et verseront de toutes parts la vie sur ce vaste fourmillement des travailleurs: le globe sera la maison de l'homme, et rien n'en sera perdu; le Corrientes, par exemple, ce gigantesque appareil hydraulique naturel, ce réseau veineux de rivières et de fleuves, cette prodigieuse canalisation toute faite, traversée aujourd'hui par la nage des bisons

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et charriant des arbres morts, portera et nourrira cent villes; quiconque voudra aura sur un sol vierge un toit, un champ, un bien-être, une richesse, à la seule condition d'élargir à toute la terre l'idée patrie, et de se considérer comme citoyen et laboureur du monde; de sorte que la propriété, ce grand droit humain, cette suprême liberté, cette maîtrise de l'esprit sur la matière, cette souveraineté de l'homme interdite à la bête, loin d'être supprimée, sera démocratisée et universalisée. Il n'y aura plus de ligatures; ni péages aux ponts, ni octrois 21 aux villes, ni douanes aux États, ni isthmes aux Océans, ni préjugés aux âmes.

La nation centrale d'où ce mouvement rayonnera sur tous les continents sera parmi les autres sociétés ce qu'est la ferme modèle parmi les métairies. Elle sera plus que nation, elle sera civilisation; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille. Unité de langue, unité de monnaie, unité de mètre, unité de méridien, unité de code; la circulation fiduciaire à son haut degré; une incalculable plus-value résultant de l'abolition des parasitismes; plus d'oisiveté l'arme au bras ; la gigantesque dépense des guérites supprimée; les quatre milliards que coûtent annuellement les armées permanentes laissés dans la poche des citoyens; les quatre millions de jeunes travailleurs qu'annule honorablement l'uniforme restitués au commerce, à l'agriculture et à l'industrie; partout le fer disparu sous la forme glaive et reforgé sous la forme charrue; la paix majestueusement assise au milieu des hommes; aucune exploitation ni des petits par les gros, ni des gros par les petits, et partout la dignité de l'utilité de chacun sentie par tous; l'idée de domesticité purgée de l'idée de servitude; l'égalité sortant toute construite de l'instruction gratuite et obligatoire; le châtiment remplacé par l'enseignement; la prison transfigurée en école; l'ignorance, qui est la suprême indigence, abolie; l'homme qui ne sait pas lire aussi rare que l'aveugle-né; le jus contra legem compris; la politique résorbée par la science; pour loi, l'incontestable, pour unique sénat, l'Institut. Nulle part l'entrave, partout la norme. Le collége normal, l'atelier normal, l'entrepôt normal, la boutique normale, la ferme normale, le théâtre

normal, la publicité normale, et à côté la liberté. Pour guerre l'émulation. Tout autre colère disparue. Voilà quelle sera cette nation.

Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s'appellera point la France; elle s'appellera l'Europe. Elle s'appellera l'Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité.

§ 44. DUMAS, NÉ EN 1803.

ALEXANDRE DUMAS, célèbre auteur dramatique et romancier français, né à Villers-Cotterets le 24 juillet 1803, est fils du général républicain Alexandre Davy-Dumas. Parmi ses pièces de théâtre on remarque Henri III et sa cour, drame historique en cinq actes, dont la première représentation (11 février 1829) fut un événement et toute une révolution littéraire; Charles VII chez ses grands vassaux, tragédie en cinq actes; Napoléon Bonaparte, ou trente ans de l'histoire de France, en six actes; les Demoiselles de Saint-Cyr, comédie en cinq actes, et une grande foule d'autres productions dramatiques.

Malgré la dépense de temps et d'activité que supposait une telle multitude de pièces de théâtre, M. Dumas prenait place parmi les plus féconds romanciers, dans le double genre de la fantaisie et de l'histoire. Ses Impressions de voyages renferment des tableaux pittoresques, des récits intéressants, de vives peintures de mœurs et des anecdotes fort plaisantes; le style en est coloré, brillant et souvent énergique.

Quelques sacrifices que M. Alexandre Dumas ait faits au besoin de produire tant et si vite, il n'en conserve pas moins une valeur propre qu'il est puéril de nier. Ces sujets ou ces matériaux de romans et de drames, qu'il n'a souvent ni trouvés ni cherchés, il les emploie avec une habileté, une puissance de mise en œuvre qui fait l'unité de ses livres, et son originalité. Nul n'a poussé aussi loin le talent de l'arrangement et de la disposition dramatique des faits et des personnages. De là, l'intérêt soutenu, entraînant, de ces interminables récits qui, après avoir trouvé tant de lecteurs en France et à l'étranger, soit en livres, soit en feuilletons, ont encore captivé la foule au théâtre avec les mêmes héros et les mêmes aventures. Tant il y avait de vie et de mouvement dans

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