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craquement de la neige, et les faibles gémissements des mourants, interrompaient cette vaste et lugubre taciturnité. Alors plus de colère, ni d'imprécations, rien de ce qui suppose un reste de chaleur: à peine la force de prier restaitelle; la plupart tombaient même sans se plaindre, soit faiblesse ou résignation, soit qu'on ne se plaigne que lorsqu'on espère attendrir, qu'on croit être plaint.

Ceux de nos soldats jusque-là les plus persévérants, se rebutèrent. Tantôt la neige s'ouvrait sous leur pieds, plus souvent sa surface miroitée ne leur offrant aucun appui, ils glissaient à chaque pas, et marchaient de chute en chute; il semblait que ce sol ennemi refusât de les porter, qu'il s'échappât sous leurs efforts, qu'il leur tendît des embûches comme pour embarrasser, pour retarder leur marche, et les livrer aux Russes qui les poursuivaient, ou à leur terrible climat.

Et réellement dès qu'épuisés ils s'arrêtaient un instant, l'hiver, appesantissant sur eux sa main de glace, se saisissait de cette proie. C'était vainement qu'alors ces malheureux, se sentant engourdis, se relevaient, et que, déjà sans voix, insensibles et plongés dans la stupeur, ils faisaient quelques pas tels que des automates; leur sang se glaçant dans leurs veines, comme les eaux dans le cours des ruisseaux, alanguissait leur cœur, puis il refluait vers leur tête: alors ces moribonds chancelaient dans un état d'ivresse. De leurs yeux rougis et enflammés par l'aspect continuel d'une neige écla tante, par la privation du sommeil, par la fumée des bivacs, il sortait de véritables larmes de sang, leur poitrine exhalait de profonds soupirs; ils regardaient le ciel, nous et la terre d'un œil consterné, fixe et hagard: c'étaient leurs adieux à cette nature barbare qui les torturait, et leurs reproches peut-être. Bientôt ils se laissaient aller sur les genoux, ensuite sur les mains; leur tête vaguait encore quelques instants à droite et à gauche, et leur bouche béante laissait échapper quelques sons agonisants; enfin elle tombait à son tour sur la neige, qu'elle rougissait aussitôt d'un sang livide, et leur souffrances avaient cessé.

Leurs compagnons les dépassaient sans se déranger d'un pas, de peur d'allonger leur chemin, sans détourner la tête, car leur barbe, leurs cheveux étaient hérissés de glaçons, et chaque mouvement était une douleur. Ils ne les plaignaient même pas: car, enfin, qu'avaient-ils perdu en succombant? que quittaient-ils? On souffrait tant! On était encore si loin de la France! si dépaysé par les aspects, par le malheur, que tous les doux souvenirs étaient rompus, et l'espoir presque détruit aussi le plus grand nombre était devenu indifférent sur la mort, par nécessité, par habitude de la voir, par ton, l'insultant même quelquefois; mais, le plus souvent, se contentant de penser, à la vue de ces infortunés étendus et aussitôt roidis, qu'ils n'avaient plus de besoins, qu'ils se reposaient, qu'ils ne souffraient plus! Et, en effet, la mort, dans une position douce, stable, uniforme, peut être un événement toujours étrange, un contraste effrayant, une révolution terrible; mais, dans ce tumulte, dans ce mouvement violent et continuel d'une vie toute d'action, de dangers et de douleurs, elle ne paraissait qu'une transition, un faible changement, un déplacement de plus, et qui étonnait peu.

Tels furent les derniers jours de la grande armée.

§ 36. NODIER, 1783-1844.

M. CHARLES NODIER a mérité l'estime des savants, et a pris place dans leurs rangs, par d'importants travaux comme grammairien, philologue, bibliographe et critique. Il accueillit la Muse nouvelle. Cependant, lorsque l'Académie française l'eut admis dans son sein, il parut être redevenu classique, et le romantisme perdit en lui un de ses soutiens. On estime ses Souvenirs, Épisodes et Portraits, pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire.

Parmi ses œuvres philologiques, on remarque un examen critique de l'ancienne édition du Dictionaire de l'Académie.

NAPOLÉON.

Napoléon fut comblé, par sa fortune,1 de tous les avantages qui pouvaient mettre un grand homme à la tête d'un grand siècle; et cette faveur d'une destinée sans exemple s'est encore attachée à sa mémoire. Comme l'histoire ne présente aucune époque où l'expression de la pensée ait pu être plus librement sincère que dans la nôtre, elle n'a conservé le nom d'aucun homme qui ait été plus promptement apprécié d'une manière irrévocable. Quelques années de liberté ont suffi pour faire intervenir la postérité entre lui, ses ennemis et ses flatteurs. Il n'a pas même attendu, comme ces rois d'Égypte dont parle Hérodote, l'arrêt d'un peuple assemblé à ses funérailles. L'avenir n'aura rien à changer au jugement de ses contemporains. Il l'élèvera au premier rang des grands capitaines et des hommes d'État les plus habiles, un peu audessous de César, peut-être, mais fort au-dessus de Cromwell et de Richelieu. Il lui reprochera des excès, des violences, une imprévoyance aveugle, une ambition insatiable, un mépris impie pour les droits des peuples et pour la foi des serments. Il verra en lui, comme il le disait, une espèce de dieu de la gloire; mais il y verra aussi l'étouffeur de la pensée humaine et le fléau de la liberté.

Ce qu'il serait à craindre que l'histoire ne dît pas, si elle ne consultait que certains mémoires, c'est que l'asservissement de

la France ne fut pas aussi volontaire, aussi spontané qu'on se l'imagine. Napoléon régna de pleine puissance et sans obstacle, parce qu'il n'y a rien de plus facile que de régner ainsi, à qui le veut fermement, quand il a une fois franchi les premiers degrés du pouvoir. Avec beaucoup d'or, avec beaucoup de hochets, des rubans, des dignités, des couronnes; avec le goût et l'art de la corruption, on se compose sans peine un gouvernement; mais Napoléon ne régna jamais du consentement libre de ce qui représente réellement une nation, de cette classe éclairée et sensible dont le suffrage seul peut consolider de jeunes institutions, et sans l'appui de laquelle les trônes les mieux affermis en apparence ne sont qu'un usufruit passager. Napoléon devint populaire après sa chute; c'est le privilége d'une grande renommée trahie par une grande infortune. Napoléon, empereur et roi, avait été le moins populaire des tyrans. Il a laissé d'immortels souvenirs à la mémoire, il n'en a pas laissé à l'âme; son couronnement ne fut que l'acte culminant d'une conspiration triomphante; le peuple n'assistait à ce dénoûment d'un crime heureux qu'en qualité de spectateur.

LE LOCH LOMOND.

Le lac Lomond commençait à se découvrir à ma droite et décorait un horizon immense de l'incroyable variété de ses aspects. Qu'on n'attende pas de moi l'impossible effort de le peindre.

Qui pourrait faire passer avec une encre froide, avec des mots stériles, dans l'esprit et le cœur des autres, des émotions dont on s'étonne soi-même, et qu'on ne se croyait plus la force d'éprouver? Qui pourrait décrire cette méditerranée des montagnes, chargée d'îles toutes variées dans leur formes et dans leur caractère; les unes graves, majestueuses, couvertes de noirs ombrages qui se confondent avec la couleur des eaux, car les lacs de Calédonie sont toujours les lacs noirs d'Ossian 3; les autres plus tristes, plus austères encore, dressant çà et là sur leur surface quelques rochers dépouillés, à peine frappés

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de tons bizarres par les reflets de la lumière, ou quelques touffes de fleurs saxatiles; le plus grand nombre déployant de frais rivages, des bocages ravissants, des bouquets de futaies élevées, placés comme de grandes masses d'ombres sur le vert soyeux de la pelouse: jardin délicieux où l'âme se transporte avec ravissement, et dont l'éloquente beauté parle au cœur de tous les hommes! J'ai vu un paysan immobile devant le lac, les yeux fixes, l'esprit absorbé, à ce qu'il paraissait, dans une méditation profonde. Je me suis approché de lui. Je l'ai détourné de sa contemplation. Il m'a regardé un moment, et m'a dit en soupirant et en élevant les mains vers le ciel: Fine country! (superbe pays!)

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"Le lac Lomond peut être regardé, en élégance, en grandeur, en variété de sites et d'effets, dit l'excellent Itinéraire de Chapman, comme le plus intéressant et le plus magnifique de la Grande-Bretagne." Je le regarde, moi qui ai parcouru beaucoup de pays, comme un des spectacles les plus intéressants et les plus magnifiques de la nature, et je me flatte de faire adopter cette appréciation au lecteur le moins sensible à ce genre de beautés, sans me servir d'aucun des prestiges de l'hyperbole. Qu'il se représente un lac sur lequel on compte trente-deux îles, dont un grand nombre ont plusieurs milles de longueur, et qui a son horizon borné de tous côtés par une chaîne de montagnes dont quelques-unes ont plus de cinq cents toises' d'élévation. Qu'il joigne à cette simple donnée topographique l'effet d'une végétation variée, mais toujours charmante ou sublime, celui des accidents du jour et de l'ombre dans les circuits de ces gorges profondes où le soleil paraît et disparaît à tout moment, en passant derrière les montagnes qui les embrassent; les apparences bizarres des vapeurs qui pendent à leurs sommets, dans ce pays, qui a consacré, si l'on peut parler ainsi, la mythologie des nuages; les bruits singuliers des échos qui se renvoient à des distances infinies la moindre rumeur du moindre flot, et qui finissent par vous apporter je ne sais quel frémissement harmonieux, comme celui qui expire dans la. dernière vibration d'une corde de harpe; la tradition des premiers temps, et, avec elle, les

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