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§ 34. SIMONDE DE SISMONDI, 1773-1842.

Cet historien illustre naquit à Genève en 1773. Il est connu par des livres d'économie politique et par des livres d'histoire, entre lesquels l'Histoire des républiques italiennes au moyen âge a obtenu un grand succès. Il faisait une Histoire des Français, très étendue, et déjà poussée jusqu'à Henri IV, lorsqu'il est mort. C'était un homme laborieux; il a de la méthode, et son style est souvent sage et pittoresque à la fois.

LA PESTE DE FLORENCE.1

En 1348 la peste infecta toute l'Italie, à la réserve de Milan et de quelques cantons au pied des Alpes, où elle fut à peine sentie. La même année, elle franchit les montagnes, et s'étendit en Provence, en Savoie, en Dauphiné, en Bourgogne, et, par Aigues-Mortes, pénétra en Catalogne. L'année suivante, elle comprit tout le reste de l'Occident jusqu'aux rives de la mer Atlantique, la Barbarie, l'Espagne, l'Angleterre et la France. Le Brabant seul parut épargné, et ressentit à peine la contagion. En 1350 elle s'avança vers le Nord, et envahit les Frisons, les Allemands, les Hongrois, les Danois et les Suédois. Ce fut alors, et par cette calamité, que la république d'Islande fut détruite. La mortalité fut si grande dans cette île glacée, que les habitants épars cessèrent de former un corps de nation.

Les symptômes ne furent pas partout les mêmes. En Orient, un saignement de nez annonçait l'invasion de la maladie; en même temps, il était le présage assuré de la mort. A Florence on voyait d'abord se manifester, à l'aine ou sous les aisselles, un gonflement qui surpassait même la grosseur d'un œuf. Plus tard, ce gonflement, qu'on nomma gavocciolo, parut indifféremment à toutes les parties du corps. Plus tard encore, les symptômes changèrent, et la contagion s'annonça le plus souvent par des taches noires ou livides, qui, larges et rares chez les uns, petites et fréquentes chez les autres, se montraient d'abord sur les bras ou sur les cuisses, puis sur le reste du corps, et qui, comme le gavocciolo, étaient l'indice

d'une mort prochaine. Le mal bravait toutes les ressources de l'art: la plupart des malades mouraient le troisème jour, et presque toujours sans fièvre, ou sans aucun accident

nouveau.

Bientôt tous les lieux infectés furent frappés d'une terreur extrême, quand on vint à remarquer avec quelle inexprimable rapidité la contagion se propageait. Non-seulement converser avec les malades ou s'approcher d'eux, mais toucher aux choses qu'ils avaient touchées, ou qui leur avaient appartenu, communiquait immédiatement la maladie. Des hommes tombèrent morts en touchant à des habits qu'ils avaient trouvés dans les rues. On ne rougit plus alors de laisser voir sa lâcheté et son égoïsme. Les citoyens s'évitaient l'un l'autre; les voisins négligeaient leurs voisins; et les parents mêmes, s'ils se visitaient quelquefois, s'arrêtaient à une distance qui trahissait leur effroi. Bientôt on vit le frère abandonner son frère, l'oncle son neveu, l'épouse son mari, et même quelques pères et mères s'éloigner de leurs enfants. Aussi ne resta-t-il d'autres ressources à la multitude innombrable des malades, que le dévouement héroïque d'un petit nombre d'amis, ou l'avarice des domestiques qui, pour un immense salaire, se décidaient à braver le danger. Encore ces derniers étaientils, pour la plupart, des campagnards grossiers et peu accoutumés à soigner les malades; tous leurs soins se bornaient d'ordinaire à exécuter quelques ordres des pestiférés, et à porter à leur famille la nouvelle de leur mort.

Cet isolement et la terreur qui avait saisi tous les esprits, firent tomber en désuétude la sévérité des mœurs antiques et les usages pieux par lesquels les vivants prouvent aux morts leur affection et leurs regrets. Non-seulement les malades mouraient sans être entourés, suivant l'ancienne coutume de Florence, chacun de ses parents, et de ses voisins; plusieurs n'avaient pas même un assistant dans les derniers moments de leur existence. On était persuadé que la tristesse préparait à la maladie; on croyait avoir éprouvé que la joie et les plaisirs étaient le préservatif le plus assuré contre la peste; et les femmes mêmes cherchaient à s'étourdir sur le lugubre

appareil des funérailles, par le rire, le jeu et les plaisanteries. Bien peu de corps étaient portés à la sépulture par plus de dix ou douze voisins; encore les porteurs n'étaient-ils plus des citoyens considérés et de même rang que le défunt, mais des fossoyeurs de la dernière classe qui se faisaient nommer becchini. Pour un gros salaire, ils transportaient la bière précipitamment, non point à l'église désignée par le mort, mais à la plus prochaine, quelquefois précédés de quatre ou six prêtres avec un petit nombre de cierges, qulequefois aussi sans aucun appareil religieux, et jetaient le cadavre dans la première fosse qu'ils trouvaient ouverte.

Le sort des pauvres et même des gens d'un état médiocre était bien plus déplorable: retenus par l'indigence dans des maisons malsaines, et rapprochés les uns des autres, ils tombaient malades par milliers; et comme ils n'étaient ni soignés, ni servis, ils mouraient presque tous. Les uns, et de jour et de nuit, terminaient dans les rues leur misérable existence; les autres, abandonnés dans les maisons, apprenaient leur mort aux voisins par l'odeur fétide qu'exhalaient leurs cadavres. La peur de la corruption de l'air, bien plus que la charité, portait les voisins à visiter les appartements, à retirer des maisons les cadavres, et à les placer devant les portes: chaque matin on en pouvait voir un grand nombre ainsi déposés dans les rues; ensuite on faisait venir une bière, ou, à défaut, une planche sur laquelle on emportait le cadavre. Plus d'une bière contint en même temps le mari et la femme, ou le père et le fils, ou deux ou trois frères. Lorsque deux prêtres avec une croix cheminaient à des funérailles, et disaient l'office des morts, de chaque porte sortaient d'autres bières qui se joignaient au cortége, et les prêtres, qui ne s'étaient engagés que pour un seul mort, en avaient sept ou huit à ensevelir.

La terre consacrée ne suffisant plus aux sépultures, on creusa dans les cimetières des fosses immenses, dans lesquelles on rangeait les cadavres par lit, à mesure qu'ils arrivaient, et on les recouvrait ensuite d'un peu de terre. Cependant les survivants, persuadés que les divertissements, les jeux, les chants, la gaieté, pouvaient seuls les préserver de l'épidémie,

ne songeaient plus qu'à chercher des jouissances, non-seulement chez eux, mais dans les maisons étrangères, toutes les fois qu'ils croyaient y trouver quelque chose à leur gré. Tout était à leur discrétion; car chacun, comme ne devant plus vivre, avait abandonné le soin de sa personne et de ses biens. La plupart des maisons étaient devenues communes, et l'étranger qui y entrait, y prenait tous les droits du propriétaire. Plus de respect pour les lois divines et humaines; leurs ministres, et ceux qui devaient veiller à leur exécution, étaient ou morts, ou frappés, ou tellement dépourvus de gardes et de subalternes, qu'ils ne pouvaient imprimer aucune crainte; aussi chacun se regardait-il comme libre d'agir à sa fantaisie.

Les campagnes n'étaient pas plus épargnées que les villes; les châteaux et les villages, dans leur petitesse, étaient une image de la capitale. Les malheureux laboureurs qui habitaient les maisons éparses dans la campagne, qui n'avaient à espérer ni conseils de médecins, ni soins de domestiques, mouraient sur les chemins, dans leur champs, ou dans leurs habitations, non comme des hommes, mais comme des bêtes. Aussi, devenus négligents de toutes les choses de ce monde, comme si le jour était venu où ils ne pouvaient plus échapper à la mort, ils ne s'occupaient plus à demander à la terre ses fruits ou le prix de leurs fatigues, mais se hâtaient de consommer ceux qu'ils avaient déjà recueillis. Le bétail, chassé des maisons, errait dans les champs déserts, au milieu des récoltes non moissonnées, et, le plus souvent, il rentrait de luimême le soir dans ses étables, quoiqu'il ne restât plus de maîtres ou de bergers pour le surveiller.

Aucune peste, dans aucun temps, n'avait encore frappé tant de victimes. Sur cinq personnes, il en mourut trois, à Florence et dans tout son territoire. Boccace estime que la ville seule perdit plus de cent mille individus. A Pise, sur dix, il en périt sept; mais, quoique dans cette ville on eût reconnu, comme ailleurs, que quiconque touchait un mort ou ses effets, ou même son argent, était atteint de la contagion; et quoique personne ne voulût pour un salaire rendre aux morts les der

niers devoirs, cependant nul cadavre ne resta dans les maisons, privé de sépulture. A Sienne, l'historien Agnolo de Tura raconte que, dans les quatre mois de mai, juin, juillet et août, la peste enleva quatre-vingt mille âmes, et que lui-même ensevelit, de ses propres mains, ses cinq fils dans la même fosse. La ville de Trapani, en Sicile, resta complètement déserte. Gênes perdit quarante mille habitants; Naples soixante mille, et la Sicile, sans doute avec la Pouille,2 cinq cent trente mille. En général, on calcula que dans l'Europe entière, qui fut soumise d'une extrémité à l'autre à cet épouvantable fléau, la peste enleva les trois cinquièmes de la population.

§ 35. SÉGUR, NÉ EN 1780.

PHILIPPE DE SEGUR, fils de l'historien et pair de France, est continuateur de l'histoire de France commencée par son père, et auteur de l'Histoire de Napoléon et de la grande armée dans la campagne de Russie, livre qui a eu beaucoup de succès.

RETRAITE DE RUSSIE.

Le 6 décembre, le jour même qui suivit le départ de Napoléon, le ciel se montra plus terrible encore. On vit flotter dans l'air des molécules glacées; les oiseaux tombèrent roidis et gelés. L'atmosphère était immobile et muette; il semblait que tout ce qu'il y avait de mouvement et de vie dans la nature, que le vent même fût atteint, enchaîné et comme glacé par une mort universelle. Alors plus de paroles, aucun murmure, un morne silence, celui du désespoir et les larmes qui l'annoncent.

On s'écoulait dans cet empire de la mort comme des ombres malheureuses. Le bruit sourd et monotone de nos pas, le

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