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bornes d'une première pensée, enveloppée dans les nuages de la colère et du dépit; et ce serait chose bien dure, que l'on commençât par moi à purir les pensées. La reine d'Angleterre m'a dit que si le comte d'Essex eût demandé pardon, il l'aurait obtenu: je le demande aujourd'hui. Le comte d'Essex était coupable, et moi je suis innocent.

Est-il possible que le roi ait oublié mes services? Ne se souvient-il plus du siége d'Amiens, où il m'a vu tant de fois, couvert de feu et de plomb, courir tant de hasards pour donner ou recevoir la mort? Le cruel! il ne m'a jamais aimé que tant qu'il a cru que je lui étais nécessaire. Il éteint le flambeau en mon sang, après qu'il s'en est servi. Mon père a souffert la mort pour lui mettre la couronne sur la tête; j'ai reçu quarante blessures pour la maintenir, et, pour récompense, il m'abat la tête des épaules. C'est à vous, messieurs, d'empêcher une injustice qui déshonorerait son règne, et de lui conserver un serviteur, à l'État un bon guerrier, et au roi d'Espagne un grand ennemi.1

CONSEIL DU DUC DE BIRON A HENRI IV.2

C'est donc tout de bon, sire, que l'on vous conseille de monter sur mer, comme s'il n'y avait point d'autre moyen de conserver votre royaume que de le quitter. Si vous n'étiez pas en France, il faudrait percer au travers de tous les hasards et de tous les obstacles du monde pour y venir; et maintenant que vous y êtes, on voudrait que vous en sortissiez! et vos amis seraient d'avis que vous fissiez de votre bon gré ce que le plus grand effort de vos ennemis ne nous saurait contraindre de faire. En l'état que sont les choses, sortir de France seulement pour vingt-quatre heures, c'est s'en bannir pour jamais. On peut bien dire que vos espérances s'en iront au vent avec le vaisseau qui vous emportera; et il ne faut point parler de

retour; il serait aussi impossible que de la mort à la vie. Le péril, au reste, n'est pas si grand qu'on vous le dépeint. Ceux qui nous pensent à envelopper sont ou ceux même que nous avons tenus enfermés si lâchement dans Paris, ou gens qui ne valent pas mieux, et qui auront plus d'affaires entre eux-mêmes que contre nous. Enfin, sire, nous sommes en France, il nous y faut enterrer: il s'agit d'un royaume, il faut l'emporter ou y perdre la vie. Et quand même il n'y aurait point d'autre sûreté pour votre sacrée personne que la fuite, je sais bien que vous aimeriez mieux mille fois mourir de pied ferme que de vous sauver par ce moyen. Votre Majesté ne souffrirait jamais qu'on dît qu'un cadet de la maison de Lorraine lui aurait fait perdre terre, encore moins qu'on la vît mendier à la porte d'un prince étranger. Non, non, sire, il n'y a ni couronne ni honneur pour vous delà la mer: si vous allez au-devant du secours d'Angleterre, il reculera; si vous vous présentez au port de la Rochelle en homme qui se sauve, vous n'y trouverez que des reproches et du mépris. Je ne puis croire, pour moi, que vous deviez plutôt fier3 votre personne à l'inconstance des flots et à la merci de l'étranger qu'à tant de braves gentilshommes et tant de vieux soldats qui sont prêts de lui servir de rempart et de bouclier; et je suis trop serviteur de Votre Majesté pour lui dissimuler que, si elle cherchait sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seraient obligés de chercher la leur dans un autre parti que dans le sien.*

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§ 5. LA ROCHEFOUCAULD, 1613-1680.

Doué d'un coup d'œil plein de pénétration et de justesse, qui s'exerçait autour de lui sur une cour spirituelle et brillante où la nature et l'art avaient singulièrement varié les physionomies, LA ROCHEFOUCAULD, par le talent de définir et de peindre, se plaça au rang des écrivains illustres du XVIIe siècle. D'abord homme d'intrigue et de guerre, pendant les désordres de la régence d'Anne d'Autriche, il finit par être sous l'autorité de Louis XIV, qui lui pardonna son humeur turbulente, un observateur calme et impartial. Il raconta, dans ses Mémoires attachants, ce qu'il avait vu, et fit paraître, sous le nom de Sentences ou Maximes morales, les réflexions qu'il avait eu le loisir de faire et qui annoncent, par malheur, un esprit et un temps trop préoccupés de l'intérêt et de l'amour-propre. En blâmant très souvent le fond de ses idées, on ne peut qu'en louer la forme, puisqu'il offre un des plus parfaits modèles d'une concision vive et piquante. Il excelle, ce qui est le caractère des maîtres, à ne montrer qu'à moitié sa pensée, pour donner au lecteur le plaisir d'une sorte de découverte; il provoque les esprits à s'éveiller et à s'exercer, en leur faisant deviner beaucoup au delà de ce que semblent exprimer ses paroles.

DE LA DIFFÉRENCE DES ESPRITS.

Bien que toutes les qualités de l'esprit se puissent rencontrer dans un grand génie, il y en a néanmoins qui lui sont propres et particulières: ses lumières n'ont point de bornes, il agit toujours également et avec la même activité; il discerne les ‹bjets éloignés comme s'ils étaient présents; il comprend, il imagine les plus grandes choses; il voit et connaît les plus petites; ses pensées sont relevées, étendues, justes et intelligibles: rien n'échappe à sa pénétration, et elle lui fait souvent découvrir la vérité au travers des obscurités qui la cachent

aux autres.

Un bel esprit pense toujours noblement: il produit avec facilité les choses claires, agréables et naturelles; il les fait voir dans leur plus beau jour, et il les pare de tous les ornements qui leur conviennent: il entre dans le goût des autres, et retranche de ses pensées ce qui est inutile ou ce qui peut déplaire.

Un esprit adroit, facile, insinuant, sait éviter et surmonter les difficultés: il se plie aisément à ce qu'il veut; il sait connaître l'esprit et l'humeur de ceux avec qui il traite; et, en ménageant leurs intérêts, il avance et il établit les siens.

Un bon esprit voit toutes choses comme elles doivent être vues: il leur donne le prix qu'elles méritent; il les fait tourner du côté qui est le plus avantageux, et il s'attache avec fermeté à ses pensées, parce qu'il en connaît toute la force et toute la raison.

Il y a de la différence entre un esprit utile et un esprit d'affaires: on peut entendre les affaires, sans s'appliquer à son intérêt particulier; il y a des gens habiles dans tout ce qui ne les regarde pas, et très malhabiles dans tout ce qui les regarde; et il y en a d'autres, au contraire, qui ont une habileté bornée à ce qui les touche, et qui savent trouver leur avantage en toutes choses.

On peut avoir tout ensemble un air sérieux dans l'esprit, et dire souvent des choses agréables et enjouées. Cette sorte d'esprit convient à toutes personnes et à tous les âges de la vie. Les jeunes gens ont d'ordinaire l'esprit enjoué et moqueur, sans avoir l'air sérieux, et c'est ce qui les rend souvent incommodes.

Rien n'est plus malaisé à soutenir que le dessein d'être toujours plaisant; et les applaudissements qu'on reçoit quelquefois, en divertissant les autres, ne valent pas que l'on s'expose à la honte de les ennuyer souvent quand ils sont de méchante humeur.

La moquerie est une des plus agréables et des plus dangereuses qualités de l'esprit: elle plaît toujours quand elle est délicate, mais on craint toujours aussi ceux qui s'en servent trop souvent. La moquerie peut néanmoins être permise quand elle n'est mêlée d'aucune malignité, quand on y fait entrer les personnes mêmes dont on parle.

Il est malaisé d'avoir un esprit de raillerie sans affecter d'être plaisant, ou sans aimer à se moquer: il faut une grande justesse pour railler longtemps sans tomber dans l'une ou l'autre de ces extrémités.

La raillerie est un air de gaieté qui remplit l'imagination. et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se présentent: l'humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d'âpreté.

Il y a une manière de railler, délicate et flatteuse, qui touche seulement les défauts que les personnes dont on parle veulent bien avouer, qui sait déguiser les louanges qu'on leur donne sous des apparences de blâme, et qui découvre ce qu'elles ont d'aimable, en feignant de le vouloir cacher.

Un esprit fin et un esprit de finesse sont très différents. Le premier plaît toujours; il est délié, il pense des choses délicates, et voit les plus imperceptibles: un esprit de finesse ne va jamais droit; il cherche des biais et des détours pour faire réussir ses desseins. Cette conduite est bientôt découverte; elle se fait toujours craindre et ne mène jamais aux grandes choses.

Il y a quelque différence entre un esprit de feu et un esprit brillant: un esprit de feu va plus loin et avec plus de rapidité; un esprit brillant a de la vivacité, de l'agrément et de la justesse.

La douceur de l'esprit est un air facile et accommodant, et qui plaît toujours quand il n'est point fade.

Un esprit de détail s'applique avec de l'ordre et de la règle à toutes les particularités des sujets qu'on lui présente. Cette application le renferme d'ordinaire à de petites choses; elle n'est pas néanmoins toujours incompatible avec de grandes vues, et quand ces deux qualités se trouvent ensemble dans un même esprit, elles l'élèvent infiniment au-dessus des autres.

On a abusé du terme de bel esprit; et, bien que tout ce qu'on vient de dire des différentes qualités de l'esprit puisse convenir à un bel esprit, néanmoins, comme ce titre a été donné à un nombre infini de mauvais poètes et d'auteurs ennuyeux, on s'en sert plus souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer.

Bien qu'il y ait plusieurs épithètes pour l'esprit qui paraissent une même chose, le ton et la manière de les prononcer y mettent de la différence; mais, comme les tons et les manières ne se peuvent écrire, je n'entrerai point dans un détail qu'il

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