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naient que Dieu se fût servi d'un seul homme pour soulever tant de nations, et pour opérer tant de prodiges.

A la vue de leurs frères qu'ils avaient délivrés, les pèlerins se rappelèrent sans doute qu'ils étaient venus pour adorer le tombeau de Jésus-Christ. Le pieux Godefroy, qui s'était abstenu du carnage après la victoire, quitta ses compagnons, et, suivi de trois serviteurs, se rendit sans armes et les pieds nus dans l'église du Saint-Sépulcre. Bientôt la nouvelle de cet acte de dévotion se répand dans l'armée chrétienne; aussitôt toutes les vengeances, toutes les fureurs s'apaisent; les croisés se dépouillent de leurs habits sanglants, font retentir Jérusalem de leurs gémissements, de leurs sanglots, et, conduits par le clergé, marchent ensemble, les pieds nus, la tête découverte, vers l'église de la Résurrection.

Lorsque l'armée chrétienne fut ainsi réunie sur le Calvaire, la nuit commençait à tomber, le silence régnait sur les places publiques et autour des remparts; on n'entendait plus dans la ville sainte que les cantiques de la pénitence, et ces paroles d'Isaïe: Vous qui aimez Jérusalem, réjouissez-vous avec elle. Les croisés montrèrent alors une dévotion si vive et si tendre, qu'on eût dit, selon la remarque d'un historien moderne, que ces hommes, qui venaient de prendre une ville d'assaut et de faire un horrible carnage, sortaient d'une longue retraite et d'une profonde méditation de nos mystères. Ces contrastes inexplicables se font souvent remarquer dans l'histoire des croisades. Quelques écrivains ont cru y trouver un prétexte pour accuser la religion chrétienne; d'autres, non moins aveugles et non moins passionnés, ont voulu excuser de déplorables excès; l'histoire impartiale se contente de les raconter, et gémit en silence sur les faiblesses de la nature humaine.

Dix jours après leur victoire, les croisés s'occupèrent de relever le trône de David et de Salomon, et d'y placer un chef qui pût conserver et maintenir une conquête que les chrétiens venaient de faire au prix de tant de sang. On ordonna des prières, des jeûnes et des aumônes pour que le ciel daignât présider à la nomination qu'on allait faire. Ceux qui étaient appelés à choisir le roi de Jérusalem jurèrent en

présence de l'armée chrétienne de n'écouter aucun intérêt, aucune affection particulière, de couronner la sagesse et la vertu. Ces électeurs, dont l'histoire n'a pas conservé les noms, mirent le plus grand soin à étudier l'opinion de l'armée sur chacun des chefs. Guillaume de Tyr rapporte qu'ils allèrent jusqu'à interroger les familiers et les serviteurs de tous ceux qui avaient des prétentions à la couronne de Jérusalem, et qu'ils leur firent prêter serment de révéler tout ce qu'ils savaient sur les mœurs, le caractère et les penchants les plus secrets de leurs maîtres. Les serviteurs de Godefroy de Bouillon rendirent le témoignage le plus éclatant à ses vertus domestiques; et dans leur sincérité naïve, ils ne lui reprochèrent qu'un seul défaut, celui de contempler avec une vaine curiosité les images et les peintures des églises, et de s'y arrêter si longtemps, même après les offices divins, que souvent il laissait passer l'heure des repas, et que les mets préparés pour sa table se refroidissaient et perdaient leur saveur.

Enfin les électeurs, après avoir mûrement délibéré et pris toutes les informations nécessaires, proclamèrent le nom de Godefroy. Cette nomination causa la plus vive joie dans l'armée chrétienne, qui remercia le ciel de Jui avoir donné pour chef et pour maître celui qui l'avait si souvent conduite à la victoire.

§ 32. CHATEAUBRIAND, 1768-1848.

CHATEAUBRIAND naquit le 7 septembre 1768, au château de Combourg, près de Saint-Malo.

Sa première jeunesse se passa dans la Bretagne, au milieu d'une nature pittoresque et sauvage. Possédé d'une inquiétude sans repos, M. de Chateaubriand partit pour l'Amérique, peu de temps avant la révolution. Il parcourut le nouveau monde, visita Washington et sa république naissante; puis, errant de solitude en solitude, inspiré par les forêts vierges, l'aspect pittoresque des fleuves, le bruit des cataractes, les mœurs des habitants, il rêva les Natchez et Atala. Le style de ces ouvrages est nouveau, comme les objets, comme la nature qu'ils décrivent.

La révolution le rappela en France; puis, ayant passé en Angleterre, il y publia en 1796 son premier ouvrage politique: Essai sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la révolution française. La tendance de cet ouvrage, comme de tous

ceux qu'il a écrits dans le même genre, est la fusion d'une sage liberté et des doctrines monarchiques. C'est alors qu'il commença son chefd'œuvre, le Génie du Christianisme, qui devait avoir tant d'influence sur le monde littéraire, et enfanter une si grande révolution dans les esprits.

Après ce triomphe, il traversa la Grèce et l'Asie Mineure pour se rendre à Jérusalem. Il revint des lieux saints par la côte d'Afrique, où il visita les ruines de Carthage, et par l'Espagne, où l'Alhambra, cet antique palais des califes, lui inspira le Dernier Abencerrage. C'est à son retour qu'il publia son Itinéraire, et ses Martyrs, hymne sublime, magnifique épopée, composée à la gloire de la religion. Passons rapidement sur ses écrits politiques, et arrivons à la publication de son dernier ouvrage, ses Études historiques, œuvre remarquable par la pureté, la gravité et la richesse du style, et par la profondeur des pensées.

CONSTANTINOPLE.

A six heures et demie, nous passâmes devant la Poudrière, monument blanc et long, construit à l'italienne. Derrière ce monument s'étendait la terre d'Europe; elle paraissait plate et uniforme. Des villages, annoncés par quelques arbres, étaient semés çà et là: c'était un paysage de la Beauce après la moisson.1 Par-dessus la pointe de cette terre, qui se cour

bait en croissant devant nous, on découvrait quelques minarets de Constantinople.

A huit heures, un caïque vint à notre bord. Comme nous étions presque arrêtés par le calme, je quittai la felouque, et je m'embarquai avec mes gens dans le petit bateau. Nous rasâmes la pointe d'Europe, où s'élève le château des SeptTours, vieille fortification gothique qui tombe en ruine. Constantinople, et surtout la côte d'Asie, étaient noyées dans le brouillard: les cyprès et les minarets, que j'apercevais à travers cette vapeur, présentaient l'aspect d'une forêt dépouillée. Comme nous approchions de la pointe du sérail, le vent du nord s'éleva et balaya, en moins de quelques minutes, la brume répandue sur le tableau; je me trouvai tout à coup au milieu du palais du commandeur des croyants: ce fut le coup de baguette d'un génie. Devant moi le canal de la mer Noire serpentait entre des collines riantes, ainsi qu'un fleuve superbe : j'avais à droite la terre d'Asie et la ville de Scutari; la terre d'Europe était à ma gauche; elle formait, en se creusant, une large baie, pleine de grands navires à l'ancre, et traversée par d'innombrables petits bateaux. Cette baie, renfermée entre deux coteaux, présentait, en regard et en amphithéâtre, Constantinople et Galata. L'immensité de ces trois villes étagées, Galata, Constantinople et Scutari; les cyprès, les minarets, les mâts des vaisseaux qui s'élevaient et se confondaient de toutes parts; la verdure des arbres, les couleurs des maisons blanches et rouges; la mer qui étendait sous ces objets sa nappe bleue, et le ciel qui déroulait au-dessus un autre champ d'azur: voilà ce que j'admirais. On n'exagère point quand on dit que Constantinople offre le plus beau point de vue de l'univers.

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Nous abordâmes à Galata: je remarquai sur-le-champ le mouvement des quais, et la foule des porteurs, des marchands et des mariniers; ceux-ci annonçaient par la couleur diverse de leurs visages, de leurs habits, de leurs robes, de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs turbans, qu'ils étaient venus de toutes les parties de l'Europe et de l'Asie habiter cette frontière de deux mondes. L'absence presque totale

des femmes, le manque des voitures à roues, et les meutes de chiens sans maîtres, furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque point de métiers à marteau, let silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières, sans murs et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès; les colombes font leurs nids dans ces cyprès, et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés: on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux: ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un iman conduit et qu'un janissaire égorge. Il n'y a d'autre plaisir que la débauche, d'autre peine que la mort. Au milieu des prisons et des bagnes s'élève un sérail, capitole de la servitude; c'est là qu'un gardien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. De pâles adorateurs rôdent sans cesse autour du temple, et viennent apporter leurs têtes à l'idole. Rien ne peut les soustraire au sacrifice; ils sont entraînés par un pouvoir fatal: les yeux du despote attirent les esclaves, comme les regards du serpent fascinent les oiseaux dont il fait sa proie.

LES NATIONS MODERNES.

Que de traits caractéristiques n'offrent point les nations nouvelles! Ici ce sont les Germains, peuple où la profonde corruption des grands n'a jamais influé sur les petits, où

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