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§ 28. FONTANES, 17571-1821.

Mis hors la loi à l'époque du 18 fructidor,2 FONTANES se réfugia d'abord à Hambourg, puis à Londres. Rappelé en France après le 18 brumaire,3 il vit s'ouvrir devant lui la carrière des honneurs. Admis d'abord dans la société d'Élisa Bonaparte, il fut apprécié par Lucien, son frère, ministre de l'intérieur, qui lui confia une division de son département, et le chargea de prononcer l'éloge funèbre de Washington dans l'église des Invalides, appelée alors le Temple de Mars. Ce morceau d'éloquence fixa la réputation de l'orateur, qui, depuis ce moment, ne cessa de tenir le premier rang parmi les adulateurs de Napoléon. Dès lors il devint l'homme de toutes les places: membre de l'Institut, président du corps législatif et du sénat, grand maître de l'université, etc. Son talent pour flatter ne se démentit pas un seul instant; il ne craignit pas de dire, un jour, au guerrier qui bouleversait l'Europe: "On aime surtout à louer en vous ce désir d'épargner le sang des hommes, que vous avez si souvent manifesté."

Comblé des faveurs de Napoléon, que ses flatteries avaient gonflé, il rédigea le décret qui prononça la déchéance de ce grand homme. Un écrivain l'a caractérisé ainsi : "C'était un homme d'État dans les salons, un gentilhomme à l'Institut, et un littérateur à la chambre des pairs." Comme poète et comme prosateur, il doit être placé à un rang distingué parmi les écrivains du siècle actuel.

WASHINGTON.

PÉRORAISON DE SON ÉLOGE Funèbre.

Quatre ans s'étaient écoulés à peine depuis qu'il avait quitté l'administration. Cet homme qui longtemps conduisit des armées, qui fut le chef de treize Etats, vivait sans ambition dans le calme des champs, au milieu de vastes domaines cultivés par ses mains, et de nombreux troupeaux que ses soins avaient multipliés dans les solitudes d'un nouveau monde. Il marquait la fin de sa vie par toutes les vertus domestiques et patriarcales, après l'avoir illustrée par toutes les vertus guerrières et politiques. L'Amérique jetait un œil respectueux sur la retraite habitée par son père*; et de cette retraite, où s'était renferiné tant de gloire, sortaient souvent de sages conseils, qui n'avaient pas moins de force que dans les

jours de son autorité; ses compatriotes se promettaient encore de l'écouter longtemps; mais la mort l'a tout à coup enlevé au milieu des occupations les plus douces et les plus dignes de la vieillesse.

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Un cri de douleur s'est fait entendre au fond de l'Amérique qu'il avait délivrée. Il appartenait à la France de répondre la première à ce cri funèbre, qui doit retentir dans toutes les grandes âmes. Ces voûtes augustes ont été dignement choisies pour l'apothéose d'un héros. L'ombre de Washington, en descendant sur ce dôme majestueux, y trouvera celles de Turenne, de Catinat et du grand Condé, qui se plaisent à l'habiter encore. Si ces guerriers illustres n'ont pas servi la même cause pendant leur vie, la même renommée les réunit quand ils ne sont plus. Les opinions, sujettes aux caprices des peuples et des temps, les opinions, partie faible et changeante de notre nature, disparaissent avec nous dans le tombeau; mais la gloire et la vertu restent éternellement. C'est par là que les grands hommes de tous les temps et de tous les lieux deviennent, en quelque sorte, compatriotes et contemporains. Ils ne forment qu'une seule famille, dont les exemples se transmettent et se renouvellent de successeur en successeur. Ainsi, dans cette enceinte guerrière, la valeur de Washington mérite les regards de Condé; sa modération appelle ceux de Turenne; sa philosophie le rapproche encore plus de Catinat.

Mais les accents belliqueux que ces murs répètent de toutes parts doivent plaire surtout au défenseur de l'Amérique. Pourrait-il ne pas aimer ces soldats qui repoussèrent, à son exemple, les ennemis de la patrie? Il s'approche avec plaisir de ces vétérans dont les nobles cicatrices sont les premiers ornements de cette fête, et dont quelques-uns ont peut-être combattu avec lui près des fleuves et dans les forêts de la Caroline et de la Virginie. Il se promène avec joie au milieu de ces drapeaux enlevés sur les barbares de l'Asie et de l'Afrique. Les dépouilles de la barbarie décorent noblement les funérailles d'un capitaine qui aima les lumières et la liberté.

Mais il est encore un hommage plus digne de lui: c'est l'union de la France et de l'Amérique; c'est le bonheur de

l'une et de l'autre ; c'est la pacification des deux mondes. Il me semble que, des hauteurs de ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France: "Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j'ai vaincu pour l'indépendance; mais le bonheur de ma patrie fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d'imiter la première moitié de ma vie, c'est la seconde qui me recommande aux éloges de la postérité."

CHARLEMAGNE.

Charlemagne avait montré que le génie d'un grand Prince a plus de pouvoir pour réformer son siècle, que son siècle n'en a pour arrêter son génie. Son époque est la première et la plus imposante de l'histoire moderne. Seul il paraît avec éclat au milieu des ténèbres universelles qu'il dissipe en un moment; et son nom imprime encore quelque grandeur au berceau des Monarchies modernes, qui ne sont que des débris de son Empire.

Mais l'Europe, quand il disparut, retomba dans ce chaos de barbarie où il avait si rapidement jeté les plus grands traits de lumière. Rome, qu'il avait en quelque sorte fait sortir des ruines accumulées par les Goths, les Vandales et les Lombards; Rome, dont il retrouva les anciennes bornes, et qui reprit avec lui vingt sceptres qu'elle avait perdus; Rome mourut presque tout entière avec ce nouveau César, et ne fut plus qu'un souvenir.

Le vaste Empire que ce grand homme avait élevé et soutenu près de cinquante ans écrasa sous son poids ses trop faibles successeurs. On ne voit après lui que des scènes d'opprobre et de désolation; des neveux égorgés par leurs oncles, des frères se combattant avec toute la férocité d'une ambition qui n'est jamais justifiée par le talent; un père détrôné par ses propres fils; des évêques complices de ce forfait, condamnant un faible monarque qui, par l'excès de sa bassesse, a mérité qu'on ne plaignît par l'excès de son malheur.

A ces calamités extérieures se mêlent des calamités étran

gères. Le Nord vomit encore des essaims de barbares qui fondent sur l'Empire de Charlemagne, comme autrefois sur le premier Empire romain. Ils en ravagent toutes les parties, et les lâches descendants de Charlemagne, incapables de se défendre, achètent, avec leurs villes et leurs provinces, les services de leurs puissants favoris. Ces favoris eux-mêmes, agrandis aux dépens de leurs maîtres, deviennent aussi redoutables à la France que les usurpateurs étrangers. Tous veulent être souverains, dès qu'un seul n'est plus digne de

l'être.

§ 29. DE MAISTRE (X.), 1763-1852.

XAVIER DE MAISTRE, frère du célèbre comte Joseph de Maistre, naquit à Chambéry, en 1763.

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Bien que cet écrivain n'ait pas atteint la haute réputation de son frère, il se distingue cependant par la grâce de son style, la finesse de sa pensée et le sel de la plaisanterie. On connaît surtout de lui le Voyage autour de ma chambre et le Lépreux de la cité d'Aoste. Ce dernier ouvrage est rempli d'images gracieuses et de sentiments touchants.

VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE.2

Depuis l'expédition des Argonautes jusqu'à l'assemblée des notables,3 depuis le fin fond des enfers jusqu'à la dernière étoile fixe au delà de la voie lactée, jusqu'aux confins de l'univers, jusqu'aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène en long et en large, et tout à loisir; car le temps ne me manque pas plus que l'espace. C'est là que je transporte mon existence, à la suite d'Homère, de Milton, de Virgile et d'Ossian.

Tous les événements qui ont eu lieu entre ces deux époques, tous les pays, tous les mondes et tous les êtres qui ont existé entre ces deux termes, tout cela est à moi, tout cela m'appartient aussi bien, aussi légitimement que les vaisseaux qui entraient dans le Pirée appartenaient à un certain Athénien.

J'aime surtout les poètes qui me transportent dans la plus haute antiquité; la mort de l'ambitieux Agamemnon, les fureurs d'Oreste et toute l'histoire tragique de la famille des Atrées, persécutée par le ciel, m'inspirent une terreur que les événements modernes ne sauraient faire naître en moi.

Voilà l'urne fatale qui contient les cendres d'Oreste. Qui ne frémirait à cet aspect? Electre! malheureuse sœur, apaisetoi; c'est Oreste lui-même qui apporte l'urne, et ces cendres sont celles de ses ennemis 4!

On ne retrouve plus maintenant de rivages semblables à ceux du Xanthe ou du Scamandre; on ne voit plus de plaines comme celles de l'Hespérie ou de l'Arcadie. Où sont aujourd'hui les îles de Lemnos et de Crète ? Où est le fameux labyrinthe? Où est le rocher qu'Ariane délaissée arrosait de ses larmes? on ne voit plus de Thésées, encore moins d'Hercules; les hommes et même les héros d'aujourd'hui sont des pygmées.

Lorsque je veux me donner ensuite une scène d'enthousiasme, et jouir de toutes les forces de mon imagination, je m'attache hardiment aux plis de la robe flottante du sublime aveugle d'Albion, au moment où il s'élance dans le ciel, et qu'il approche du trône de l'Éternel.- Quelle muse a pu le soutenir à cette hauteur, où nul homme avant lui n'avait osé porter ses regards? De l'éblouissant parvis céleste que l'avare Mammon regardait avec des yeux d'envie, je passe avec horreur dans les vastes cavernes du séjour de Satan; j'assiste au conseil infernal, je me mêle à la foule des esprits rebelles, et j'écoute leurs discours.

Mais il faut que j'avoue ici une faiblesse que je me suis souvent reprochée. Je ne puis m'empêcher de prendre un certain intérêt à ce pauvre Satan (je parle du Satan de Milton), depuis qu'il est ainsi précipité du ciel. Tout en blâmant l'opiniâtreté de l'esprit rebelle, j'avoue que la fermeté qu'il montre dans l'excès du malheur et la grandeur de son courage me forcent à l'admiration malgré moi.

Quel vaste projet! et quelle hardiesse dans l'exécution! Lorsque les spacieuses et triples portes des enfers s'ouvrirent

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