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n'est plus qu'une machine, son âme qu'une esclave, sa volonté qu'un ressort. Il n'en est pas moins vrai que, de tout temps, cette idée a eu de célèbres partisans; elle se lie aux idées de l'ordre qui régit l'univers et à celles de la prescience de Dieu. Eh! quel homme aurait jamais pu croire aux prophètes, aux oracles, aux augures, aux présages, s'il n'avait pas pensé que l'avenir était réglé d'avance, et que tous les événements futurs sont2 écrits dans le livre du destin?

De notre temps, on a vu un homme extraordinaire3 porté, par cette croyance, aux plus audacieuses entreprises, et persuadé que rien ne pouvait changer son sort; aucun obstacle n'arrêtait sa marche, aucun danger n'excitait sa crainte; et l'impulsion de son ambition lui semblait l'ordre du génie qui le conduisait dans une carrière de gloire, dont le but et le terme lui étaient inconnus.

Un jour, il venait d'échapper à un complot hardi tramé contre sa vie: on lui représenta qu'il s'était exposé imprudemment et sans nécessité aux coups qu'on pouvait et qu'on voulait lui porter. "Quand ils auraient tiré, dit-il, ils auraient peut-être tué ou blessé un de mes aides de camp. Et pourquoi pas vous-même? lui répondit-on. - Parce que je pense qu'il n'en est pas encore temps. Croyez-vous que j'attribue à moi seul et à mon habileté les choses extraordinaires que j'ai faites? Non, une puissance supérieure me pousse, et me mène à un but que j'ignore: tant que ce but ne sera pas atteint, je suis invulnérable, inébranlable; mais dès que je ne serai plus nécessaire, il suffira d'une mouche pour me renverser." Ce fait, aussi singulier que vrai, explique bien des énigmes: quel péril, quel obstacle, quel conseil, auraient pu arrêter les pas de l'homme pénétré d'une pareille idée? La terre soulevée pouvait-elle lui paraître une barrière contre une ambition qu'il croyait inspirée par le ciel, et gravée par le destin?

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§ 27. DE MAISTRE (J.), 1754–1821.

JOSEPH DE MAISTRE entra dans la carrière de la magistrature et devint successivement sénateur, régent de la grande chancellerie de Sardaigne, ministre plénipotentiaire auprès de la cour de Russie, et enfin ministre d'État. Ces hautes fonctions ne l'empêchèrent pas de se livrer à la littérature.

Les ouvrages qui ont fondé sa réputation sont, après les Considérations sur la France, 1° un Essai sur le principe générateur des Constitutions politiques et autres Institutions humaines, dans lequel M. de Maistre établit que la puissance divine est la source de toute autorité sur la terre; 2° une traduction de Plutarque sur les Délais de la justice divine dans la punition des coupables, avec des notes explicatives; 3° les Soirées de Saint-Pétersbourg, ouvrage où l'on retrouve au plus haut degré les qualités de l'auteur, une morale pure, une logique forte, ingénieuse et subtile, de l'élévation dans la pensée et de l'énergie dans l'expression. Tous les ouvrages du comte de Maistre sont remplis d'un enthousiasme et empreints d'un caractère qui charment et qui entraînent.

Une Nuit D'ÉTÉ A SAINT-PÉTersbourg.

Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur, qu'une belle nuit d'été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

Le soleil, qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule, comme un char enflammé, sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayóns, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d'une cité magnifique: ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu'elle embrasse, et, dans toute l'étendue de la ville, elle est contenue par deux quais de

granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation. Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau en tous sens: on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l'ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l'univers. Les brillants oiseaux d'Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d'orangers: ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, le citron et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s'empare des richesses qu'on lui présente, et jette l'or, sans compter, à l'avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d'élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous, une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d'or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ces bruyants cornets. Cette musique n'appartient qu'à la Russie, et c'est peut-être la seule chose particulière à un peuple, qui ne soit pas ancienne.

Une foule d'hommes vivants1 ont connu l'inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l'idée de l'antique hospitalité, du luxe élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie! emblème éclatant fait pour occuper l'esprit bien plus que l'oreille. Qu'importe à l'œuvre que les instruments sachent ce qu'ils font? vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d'eux; le mécanisme aveugle est dans l'individu : le calcul ingénieux, l'imposante harmonie, sont dans le tout.

La statue équestre de Pierre Ier s'élève sur le bord de la Néva, à l'une des extrémités de l'immense place d'Isaac.2 Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation créée par le génie du fondateur. Tout ce

que l'oreille entend, tout ce que l'œil contemple sur ce superbe théâtre, n'existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d'un marais tant de monuments pompeux. Sur ces rives désolées, d'où la nature semblait avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l'auguste effigie. On regarde, et l'on ne sait si cette main de bronze protége ou menace.

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A mesure que notre chaloupe s'éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s'éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l'horizon; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu'on ne saurait peindre, et que je n'ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblent se mêler et comme s'entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

LOI UNIVERSELLE DE LA MORT.

Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne ane violence manifeste, une espèce de rage prescrite, qui arme tous les êtres les uns contre les autres. Dès que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les frontières mêmes de la vie. Déjà, dans le règne végétal, on commence à sentir sa loi; depuis l'immense catalpa jusqu'à la plus humble graminée, combien de plantes meurent, et combien sont tuées! Mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup une épouvantable évidence. Une force à la fois cachée et palpable se montre continuellement occupée à mettre à découvert le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande division de l'espèce animale, elle a choisi un certain nombre d'animaux qu'elle a chargés de dévorer les autres : ainsi, il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie, et des quadrupèdes de proie. Il n'y a pas un instant de sa durée où l'être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus des nombreuses

races d'animaux est placé l'homme, dont la main destructive n'épargne rien de ce qui vit; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour se défendre, il tue pour attaquer, il tue pour s'instruire, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer. Ce roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d'huile; son épingle déliée pique, sur le carton des musées, l'élégant papillon qu'il a saisi au vol sur le sommet du Mont-Blanc ou du Chimborazo; il empaille le crocodile, il embaume le colibri; à son ordre, le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d'une longue suite d'observateurs. Le cheval, qui porte son maître à la chasse du tigre, se pavane sous la peau de ce même animal L'homme demande tout: à l'agneau, ses entrailles pour faire résonner une harpe; à la baleine, ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge; au loup, sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages les plus légers de l'art; à l'éléphant, ses défenses pour façonner le jouet d'un enfant: ses tables sont couvertes de cadavres. Le philosophe peut même découvrir comment le carnage permanent est prévu et ordonné dans le grand tout.

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