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dont est parsemé le lit du torrent, et en charrièrent des fragments à de grandes distances. Nous vîmes, le lendemain, avec une espèce d'effroi, la place, où nous nous étions arrêtés la veille, couverte de grands quartiers de ces glaces.

C'est ainsi que cette voûte se détruit, et c'est ainsi qu'elle se forme. En hiver, il n'y en a point du tout; l'Arveyron, alors très petit, sort en rampant de dessous la glace qui descend en talus jusqu'au niveau du terrain; mais lorsque les chaleurs enflent les eaux de ce torrent, et facilitent la désunion des parties de la glace, il ronge par les côtés les glaces qui gênent sa sortie; alors celles du milieu n'étant plus soutenues tombent dans l'eau qui les entraîne, et il s'en détache ainsi successivement des morceaux, jusqu'à ce que la partie supérieure ait pris la forme d'une voûte, dont les parties se soutiennent mutuellement. Cette voûte change d'un jour à l'autre ; quelquefois elle s'écroule en entier, mais il s'en reforme bientôt une nouvelle.

LE GLACIER DU MONTANVERT.

La surface du glacier vue du Montanvert, ressemble à celle d'une mer qui aurait été subitement gelée, non pas dans le moment de la tempête, mais à l'instant où le vent s'est calmé, et où les vagues, quoique très hautes, sont émoussées et arrondies. Ces grandes ondes sont à peu près parallèles à la longueur du glacier, et elles sont coupées par des crevasses transversales, qui paraissent bleues dans leur intérieur, tandis que la glace paraît blanche à sa surface extérieure.

Entre les montagnes qui dominent le glacier des Bois, celle qui fixe le plus les regards de l'observateur est un grand obélisque de granit qui est en face du Montanvert, de l'autre côté du glacier. On le nomme l'aiguille du Dru; et en effet sa forme arrondie et excessivement élancée lui donne plus de ressemblance avec une aiguille qu'avec un obélisque; ses côtés semblent polis comme un ouvrage de l'art; on y distingue seulement quelques aspérités et quelques fentes rectilignes, très nettement tranchées.

Lorsqu'on s'est bien reposé sur la jolie pelouse du Montanvert, et qu'on s'est rassasié, si l'on peut jamais l'être, du grand spectacle que présentent ce glacier et les montagnes qui le bordent, on descend par un sentier rapide entre des rhododendrons, des mélèzes et des aroles, jusqu'au bord du glacier. Au bas de cette pente, on trouve ce qu'on appelle la moraine du glacier, ou cet amas de sable et de cailloux qui sont disposés sur ses bords, après avoir été broyés et arrondis par le roulis et le frottement des glaces. De là, on passe sur le glacier même, et s'il n'est pas trop scabreux et trop entrecoupé de grandes crevasses, il faut s'avancer au moins jusqu'à trois ou quatre cents pas pour se faire une idée de ces grandes vallées de glace. En effet, si l'on se contente de voir celle-ci de loin, du Montanvert, par exemple, on n'en distingue point les détails; ses inégalités ne semblent être que les ondulations arrondies de la mer après l'orage; mais, quand on est au milieu du glacier, ces ondes paraissent des montagnes, et leurs intervalles semblent être des vallées entre ces montagnes. Il faut d'ailleurs parcourir un peu le glacier pour voir ses beaux accidents, ses larges et profondes crevasses, ses grandes cavernes, ses lacs remplis de la plus belle eau renfermée dans des murs transparents de couleur d'aigue-marine; ses ruisseaux d'une eau vive et claire, qui coulent dans des canaux de glace, et qui viennent se précipiter et fornier des cascades dans des abîmes de glace. Je ne conseillerais cependant pas d'entreprendre de le traverser vis-à-vis du Montanvert, à moins que les guides n'assurent qu'ils connaissent l'état actuel des glaces, et que l'on peut y passer sans trop de difficulté. J'en courus les risques dans mon premier voyage en 1760, et j'eus bien de la peine à en sortir: le glacier, dans ce moment-là, était presque impracticable du côté opposé au Montanvert. Je franchissais les fentes qui n'étaient pas trop larges; mais il se présenta des vallons de glace très profonds, dans lesquels il fallait se laisser couler pour remonter ensuite du côté opposé avec une fatigue extrême: d'autres fois, pour traverser des crevasses extrêmement larges et profondes, il me fallait passer comme un danseur de corde sur des arêtes de

glace, très étroites, qui s'étendaient de l'un des bords à l'autre. Le bon Pierre Simon, mon premier guide sur les hautes Alpes, se repentait bien de m'avoir laissé engager dans cette entreprise; il allait, venait, cherchait les passages les moins dangereux, taillait des escaliers dans la glace, me tendait la main lorsque cela était possible, et me donnait en même temps les premières leçons de l'art, car c'en est un, de poser convenablement les pieds, de poster son corps et de s'aider de son bâton dans ces passages difficiles. J'en sortis pourtant sans autre mal que quelques contusions que je m'étais faites en me laissant dévaler volontairement sur des pentes de glace très rapides, que nous avions à descendre. Pierre Simon descendait en se glissant,10 debout sur ses pieds, le corps penché en arrière et appuyé sur son bâton ferré; il arrivait ainsi au bas de la glace sans se faire aucun mal.11

§ 26. SÉGUR, 1753-1830.

LOUIS-PHILIPPE, COMTE DE SÉGUR, naquit à Paris le 11 décembre 1753. M. de Ségur s'est distingué dans la carrière des armes, de la diplomatie et de la littérature. Ses compositions historiques annoncent des connaissances, du jugement et cette étude du cœur humain que donnent l'expérience de la vie et une position élevée dans la société. “M. de Ségur, dit Dussault, est un homme de beaucoup d'esprit; il écrit avec élégance, grâce et clarté; il a autant de pureté dans le jugement que de droiture dans le cœur."

On a de M. de Ségur: 1° Pensées politiques; 2° Tableau politique de l'Europe depuis 1786 jusqu'en 1796; 3° Contes, Fables, Chansons, etc.; 4° Histoire de l'Europe moderne; 5° Galerie morale et politique; 6° Pensées, Maximes et Réflexions; 7° Histoire universelle, ancienne et moderne, ouvrage où les faits historiques sont présentés dans un style élégant. Mais tous ces ouvrages sont d'un esprit souvent frivole et conviennent peu à la jeunesse.

Cet écrivain mourut le 27 août 1830, ayant presque perdu la vue.
Il a lui-même décrit, dans cette phrase, tout ce qu'il a été :

"Le hasard a voulu que je fusse successivement officier général, ambassadeur, poète, auteur dramatique, publiciste, historien, député, conseiller d'Etat, sénateur, académicien et pair de France."

PORTRAIT DE JULES CÉSAR.1

César mourut à cinquante-six ans. Jusqu'à quarante-deux ans il n'était pas sorti du rang des citoyens, et cependant son génie faisait déjà prévoir et craindre sa domination. En quatorze ans il fit la conquête du monde; jamais aucun homme ne le surpassa en talents, en ambition, en fortune. Nul général ne sut inspirer plus de dévouement à ses soldats: on les voyait aussi passionnés pour lui que leurs aïeux l'étaient autrefois pour la république. Il les enflammait d'un courage invincible.

La nature avait aussi bien traité César que la fortune: sa taille était élevée, son teint d'une blancheur éclatante, sa tête ovale, son visage plein et coloré, ses yeux noirs et vifs, son corps élancé. Sa constitution robuste ne fut altérée que par quelques attaques d'épilepsie. Son maintien était doux et fier, sa voix sonore; une grâce noble brillait dans tous ses mouvements: quoiqu'il fût aussi dur, aussi infatigable dans les travaux, qu'intrépide dans le péril, on lui voyait toujours. des habits somptueux, des étoffes fines, des franges magnifiques. Il ajoutait à sa parure les plus belles perles et les pierres les plus précieuses. On admirait dans son palais un grand nombre de statues et de tableaux des plus grands maîtres.

Dans les forêts de la Germanie, comme au milieu des sables de l'Afrique, on remarquait dans sa tente un parquet brillant et des carreaux moelleux. L'ordre le plus régulier et même le plus minutieux régnait dans sa maison. Il mit aux fers son panetier pour avoir servi à ses convives un pain différent du sien. Il ne connut point les excès de la table. Caton disait de lui qu'il était le premier homme tempérant et sobre qui eût voulu renverser une république. Il ne supportait pas la résistance, mais il souffrait la raillerie. Son esprit était prompt comme son épée, il dictait à la fois à plusieurs secrétaires, et en des langues différentes; il inventa les chiffres pour garder les secrets de la politique. Il composait à cheval des poèmes, écrivait des dépêches sur son char, rédigeait ses commentaires dans sa tente, et méditait des lois en combattant.

Il maniait les armes avec plus d'adresse que tous les soldats romains, domptait les chevaux les plus fougueux, marchait tête nue au soleil et à la gelée, faisait cinquante lieues par jour, sur un cheval ou sur un chariot, et traversait à la nage les fleuves les plus rapides.

Politique profond, orateur éloquent, historien véridique, soldat intrépide, administrateur éclairé, vainqueur généreux, porté par la fortune, et couronné par la gloire, César, qu'on se borne trop souvent à ne vanter que comme le premier des généraux et comme le plus célèbre des conquérants, fut un homme universel. Son génie était vaste comme le monde qu'il dominait; mais de même qu'en admirant les pyramides d'Égypte, on s'étonne de voir que ces masses, victorieuses du temps, aient coûté tant de sang et d'or sans aucune utilité pour le genre humain, de même on regrette, en contemplant César, dont le nom a traversé les siècles, que sa grandeur colossale, funeste aux hommes, et fondée sur les débris de la liberté, n'ait pas eu pour base la vertu.

LE FATALISME.

Il existe chez les musulmans un genre très commun de bravoure, qui doit sa naissance au fatalisme, à ce système qui fait croire que tous nos jours sont comptés, qu'une chaîne invisible nous conduit à un but que nous ignorons, et que l'heure de notre mort est tellement arrêtée et marquée, qu'aucune témérité et qu'aucune prudence n'en peuvent accélérer ou retarder l'instant.

On conçoit qu'une telle opinion nous rende inaccessibles à la crainte; en effet, si le péril qui nous alarme ne doit pas, selon l'ordre du destin, nous être fatal, pourquoi le craindre? et, s'il est écrit qu'il nous sera funeste, à quoi bon le fuir, puisqu'on ne peut l'éviter?

Je sais que ce système peut paraître insensé, et qu'en le poussant un peu loin on arriverait promptement à des conséquences absurdes. L'homme, ainsi conduit par la destinée,

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