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vers ce temps. Les nuages qu'il voiture dans le ciel à des distances égales, comme son souffle, devinrent plus rares, et ceux de la partie de l'ouest s'arrêtèrent et se groupèrent entre eux sous les formes d'un paysage. Ils représentaient une grande terre formée de hautes montagnes, séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers pyramidaux. Sur leurs sommets et leurs flancs, apparaissaient des brouillards détachés, semblables à ceux qui s'élèvent autour des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber, çà et là, en cataractes; il était traversé par un grand pont, appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s'élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne. Tous ces objets n'étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat, d'émeraude, si communes le soir dans les couchants de ces parages; ce paysage n'était point un tableau colorié: c'était une simple estampe, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Il représentait non1 une contrée éclairée en face des rayons du soleil, mais, par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l'astre du jour se fut caché derrière lui, quelques-uns de ses rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont d'une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l'or le plus pur, et divergeaient vers les cieux comme les rayons d'une gloire; mais la masse entière resta dans sa demi-teinte obscure, et on voyait, autour des nuages qui s'élevaient de ses flancs, les lueurs des tonnerres dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c'était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Peut-être était-ce une de ces réverbérations célestes de quelque île très éloignée, dont les nuages nous répétaient la forme par leurs reflets, et les tonnerres par leurs échos. Plus d'une fois, des marins expérimentés ont été trompés par de semblables aspects.2 Quoi qu'il en soit, tout cet appareil fantastique de magnificence et de terreur, ces montagnes surmontées de palmiers,

ces orages qui grondent sur leurs sommets, ce fleuve, ce pont, tout se fondit et disparut à l'arrivée de la nuit, comme les illusions du monde aux approches de la mort. L'astre des nuits, la triple Hécate, qui répète par des harmonies plus douces celles de l'astre du jour, en se levant sur l'horizon, dissipa l'empire de la lumière, et fit régner celui des ombres. Bientôt des étoiles innombrables et d'un éclat éternel brillèrent au sein des ténèbres. Oh! si le jour n'est lui-même qu'une image de la vie, si les heures rapides de l'aube, du matin, du midi et du soir, représentent les âges si fugitifs de l'enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse, la mort, comme la nuit, doit nous découvrir aussi de nouveaux cieux et de nouveaux mondes.

LES FORÊTS AGITÉES PAR LES VENTS.4

Qui pourrait décrire les mouvements que l'air communique aux végétaux? Combien de fois, loin des villes, dans le fond d'un vallon solitaire couronné d'une forêt, assis sur le bord d'une prairie agitée des vents, je me suis plu à voir les mélilots dorés, les trèfles empourprés, et les vertes graminées, former des ondulations semblables à des flots, et présenter à mes yeux une mer agitée de fleurs et de verdure! Cependant les vents balançaient sur ma tête les cimes majestueuses des arbres. Le retroussis de leur feuillage faisait paraître chaque espèce de deux verts différents. Chacun a son mouvement. Le chêne au tronc roide ne courbe que ses branches, l'élastique sapin balance sa haute pyramide, le peuplier robuste agite son feuillage mobile, et le bouleau laisse flotter le sien dans les airs comme une longe chevelure. Ils semblent animés de passions: l'un s'incline profondément auprès de son voisin comme devant un supérieur, l'autre semble vouloir l'embrasser comme un ami; un autre s'agite en tous sens comme auprès d'un ennemi. Le respect, l'amitié, la colère, semblent passer tour à tour de l'un à l'autre comme dans le cœur des hommes, et ces passions versatiles ne sont au fond que les jeux des vents. Quelquefois un vieux chêne élève au milieu d'eux ses

Comme un

longs bras dépouillés de feuilles et immobiles. vieillard, il ne prend plus de part aux agitations qui l'environnent; il a vécu dans un autre siècle Cependant ces grands corps insensibles font entendre des bruits profonds et mélancoliques. Ce ne sont point des accents distincts; ce sont des murmures confus comme ceux d'un peuple qui célèbre au loin une fête par des acclamations. Il n'y a point de voix dominantes: ce sont des sons monotones, parmi lesquels se font entendre des bruits sourds et profonds, qui nous jettent dans une tristesse pleine de douceur. Ainsi les murmures d'une forêt accompagnent les accents du rossignol, qui de son nid adresse des vœux reconnaissants aux Amours. C'est un fond de concert qui fait ressortir les chants éclatants des oiseaux, comme la douce verdure est un fond de couleurs sur lequel se détache l'éclat des fleurs et des fruits.

Ce bruissement des prairies, ces gazouillements des bois, ont des charmes que je préfère aux plus brillants accords; mon âme s'y abandonne, elle se berce avec les feuillages ondoyants des arbres, elle s'élève avec leur cime vers les cieux, elle se transporte dans les temps qui les ont vus naître et dans ceux qui les verront mourir; ils étendent dans l'infini mon existence circonscrite et fugitive. Il me semble qu'ils me parlent, comme ceux de Dodone, un langage mystérieux; ils me plongent dans d'ineffables rêveries qui souvent ont fait tomber de mes mains les livres des philosophes. Majestueuses forêts, paisible solitude, qui plus d'une fois avez calmé mes passions, puissent les cris de la guerre ne troubler jamais vos résonnantes clairières! n'accompagnez de vos religieux murmures que les chants des oiseaux, ou les doux entretiens des amis et des amants qui veulent se reposer sous vos ombrages.

§ 24. LA HARPE. 1739-1803.

Livré uniquement à l'étude des belles-lettres, La Harpe fit paraître, en 1762, un recueil d'Héroïdes et de Poésies fugitives, avec un Essai sur ce genre de composition. Il n'avait que vingt-trois ans, lorsqu'il publia sa tragédie de Warwick; il donna ensuite Timoléon, Pharamond, Gustave Wasa, Menzikow, les Barmécides, Coriolan, Virginie et Philoctète ; cette dernière est restée au théâtre, ainsi que Coriolan et Warwick. Parmi ses éloges, on distingue ceux de Henry IV, de Fénelon, de Racine et de Catinat. Son plus beau titre de gloire est son Cours de littérature: ce grand ouvrage est un chef-d'œuvre de critique et d'analyse, qui a trouvé beaucoup de censeurs, mais qui n'a été égalé par aucun de ses imitateurs. Ce Cours de littérature a mérité à son auteur le nom de Quintilien Français.

L'HOMME DE LETTRES.'

C'est celui dont la profession principale est de cultiver sa raison pour ajouter à celle des autres. C'est dans ce genre d'ambition, qui lui est particulier, qu'il concentre toute l'activité, tout l'intérêt que les autres hommes dispersent sur les différents objets qui les entraînent tour à tour. Jaloux d'étendre et de multiplier ses idées, il remonte dans les siècles, et s'avance au travers des monuments épars de l'antiquité, pour y recueillir, sur des traces souvent presque effacées, l'âme et la pensée des grands hommes de tous les âges. Il converse avec eux dans leur langue, dont il se sert pour enrichir la sienne. Il parcourt le domaine de la littérature étrangère, dont il remporte des dépouilles honorables au trésor de la littérature nationale.

Doué de ces organes heureux qui font aimer avec passion le beau et le vrai en tout genre, il laisse les esprits étroits et prévenus s'efforcer en vain de plier à une même mesure tous les talents et tous les caractères, et il jouit de la variété féconde et sublime de la nature dans les différents moyens qu'elle a donnés à ses favoris pour charmer les hommes, les éclairer et les servir. C'est pour lui surtout que rien n'est perdu de ce qui se fait de bon et de louable; c'est pour une oreille telle que la sienne que Virgile a mis tant de charmes dans l'harmonie

de ses vers; c'est pour un juge aussi sensible, que Racine répandit un jour si doux dans les replis des âmes tendres, que Tacite jeta des lueurs affreuses dans les profondeurs de l'âme des tyrans; c'est à lui que s'adressaient Montesquieu quand il plaidait pour l'humanité, Fénelon quand il embellissait la vertu. Pour lui toute vérité est une conquête, tout chefd'œuvre est une jouissance.

Accoutumé à puiser également dans ses réflexions et dans celles d'autrui, il ne sera ni seul dans la retraite, ni étranger dans la société: enfin, quel que soit le travail où il s'applique, soit qu'il marche à pas mesurés dans le monde intellectuel des spéculations mathématiques, ou qu'il s'égare dans le monde enchanté de la poésie; soit qu'il attendrisse les hommes sur la scène, ou qu'il les instruise dans l'histoire; en portant ses tributs au temple des Arts, il ne cherchera pas à renverser ses concurrents dans sa route, ni à déshonorer leurs offrandes pour relever le prix de la sienne; il ne détournera pas des triomphes d'autrui son œil consterné; les cris de la renommée ne seront pas pour son âme un bruit importun; et, au lieu que la médiocrité inquiète et jalouse gémit de tous les succès, parce que le champ du génie se rétrécit sans cesse à ces faibles yeux, le véritable homme de lettres, le parcourant d'un regard plus vaste et plus sûr, y verra toujours un monument à élever, et une place à obtenir.

CÉSAR ET HENRI IV.

Si nous avons, parmi les modernes, un homme qu'on puisse comparer à César, c'est peut-être Henri IV. On remarque entre eux beaucoup de traits de ressemblance et d'objets de comparaison.

Tous deux avaient reçu de la nature une âme élevée et sensible, un génie également souple et profond dans les affaires politiques, de grands talents pour la guerre: tous deux furent redevables de l'Empire à leur courage et à leurs travaux : tous deux pardonnèrent à leurs ennemis, et finirent par en être les victimes: tous deux connaissaient le grand art de s'attacher les hommes, et de les employer; art le plus nécessaire de tous

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