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force de vouloir trop faire croire de bien de lui, n'en disent que des choses incroyables; mais aussi n'ai-je pas cette basse malignité de haïr un homme parce qu'il est au-dessus des autres. Je le considère avec un jugement que la passion ne fait pencher ni d'un côté ni de l'autre, et je le vois des mêmes yeux dont la postérité le verra. Mais lorsque, dans deux cents ans, ceux qui viendront après nous liront en notre histoire que le cardinal de Richelieu a démoli la Rochelle et abattu l'hérésie, et que par un seul traité, comme par un coup de rets, il a pris trente ou quarante de ses villes pour une fois; lorsqu'ils apprendront que, du temps de son ministère, les Anglais ont été battus et chassés, Pignerol conquis, Casal secouru, toute la Lorraine jointe à cette couronne, la plus grande partie de l'Alsace mise sous notre pouvoir, les Espagnols défaits à Veillane et à Avein, et qu'ils verront que, tant qu'il a présidé à nos affaires, la France n'a pas un voisin sur lequel elle n'ait gagné des places ou des batailles; s'ils ont quelque goutte de sang français dans les veines et quelque amour pour la gloire de leur pays, pourront-ils lire ces choses sans s'affectionner à lui?

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Vous me direz qu'il a beaucoup à se louer de la fortune, puisqu'elle l'a servi fidèlement dans la plupart de ses entreprises; que c'est elle qui lui a fait prendre des places, sans qu'il en cût jamais assiégé auparavant; qui lui a fait commander heureusement des armées, sans aucune expérience; qui l'a mené toujours comme par la main, et sauvé d'entre les précipices; et enfin, qui l'a fait souvent paraître hardi, sage et prévoyant. Voyons-le donc dans la mauvaise fortune, et examinons s'il y a eu moins de hardiesse, de sagesse et de prévoyance. Nos affaires n'allaient pas trop bien en Italie; et, comme c'est le destin de la France de gagner des batailles et de perdre des armées, la nôtre avait fort dépéri depuis la dernière victoire qu'elle avait remportée sur les Espagnols. Nous n'avions guère plus de bonheur devant Dôle, où la longueur du siége nous en faisait attendre une mauvaise issue, quand on sut que les ennemis étaient entrés en Picardie, qu'ils avaient pris d'abord la Capelle, le Catelet et Corbie; et que

ces trois places, qui les devaient arrêter plusieurs mois, les avaient à peine arrêtés huit jours. Tout est en feu, jusque sur les bords de la rivière d'Oise. Nous pouvons voir de nos faubourgs la fumée des villages qu'ils nous brûlent. Tout le monde prend l'alarme, et la capitale du royaume est en effroi. Sur cela, on a avis de Bourgogne que le siége de Dôle était levé, et de Saintonge, qu'il y a quinze mille paysans révoltés qui tiennent la campagne, et que l'on craint que le Poitou et la Guyenne ne suivent cet exemple. Les mauvaises nouvelles viennent en foule, le ciel est couvert de tous côtés, l'orage nous bat de toutes parts. Durant cette tempête, M. le cardinal n'a-t-il pas toujours tenu le gouvernail d'une main et la boussole de l'autre? et si le grand vaisseau qu'il conduisait avait à se perdre, n'a-t-il pas témoigné qu'il y voulait mourir avant tous les autres? Est-ce la fortune qui l'a tiré de ce labyrinthe; ou si ç'a été sa prudence, sa constance et sa magnanimité? Il a songé aux périls de l'État, et non pas aux siens; et tout le changement que l'on a vu en lui, durant ce temps-là, est qu'au lieu qu'il n'avait coutume de sortir qu'accompagné de deux cents gardes, il s'est promené tous les jours suivi seulement de cinq ou six gentilshommes.

FÉLICITATIONS ADRESSÉES AU DUC D'ENGHIEN."

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Monseigneur, à cette heure que je suis loin de votre altesse, je suis résolu de lui dire tout ce que je pense d'elle il y a longtemps, et que je n'avais osé lui déclarer, pour ne pas tomber dans les inconvénients où j'avais vu ceux qui avaient pris avec vous de pareilles libertés. Mais, monseigneur, vous en faites trop, pour le pouvoir souffrir en silence; et vous seriez injuste, si vous pensiez faire les actions que vous faites sans qu'il en fût autre chose, ni que l'on prît la liberté de vous en parler. Si vous saviez de quelle sorte tout le monde est déchaîné dans Paris à discourir de vous, je suis assuré que vous en auriez honte, et que vous seriez étonné de voir avec combien peu de respect et peu de crainte de vous déplaire tout le

monde s'entretient de ce que vous avez fait. A dire la vérité, monseigneur, je ne sais à quoi vous avez pensé: et ç'a été, sans mentir, trop de hardiesse, et une extrême violence à vous d'avoir, à votre âge, choqué deux ou trois vieux capitaines que vous deviez respecter, quand ce n'eût été que pour leur ancienneté; fait tuer le pauvre comte de Fontaine, qui était un des meilleurs hommes de Flandre, et à qui le prince d'Orange n'avait jamais osé toucher; pris seize pièces de canon qui appartenaient à un prince qui est oncle du roi et frère de la reine,' avec qui vous n'aviez jamais eu de différend; et mis en désordre les meilleures troupes des Espagnols, qui vous avaient laissé passer avec tant de bonté. J'avais bien ouï dire que vous étiez opiniâtre comme un diable, et qu'il ne faisait pas bon vous rien disputer. Mais j'avoue que je n'eusse pas cru que vous vous fussiez emporté à ce point-là; et si vous continuez, vous vous rendrez insupportable à toute l'Europe; et ni l'empereur ni le roi d'Espagne ne pourront durer avec vous. Cependant, monseigneur, politiquement parlant, je me réjouis avec V. A. de ce que j'entends dire qu'elle a gagné la plus belle victoire et de la plus grande importance que nous ayons vue de notre siècle. La France, que vous venez de mettre à couvert de tous les orages qu'elle craignait, s'étonne qu'à l'entrée de votre vie vous ayez fait une action dont César eût voulu couronner toutes les siennes, et qui redonne aux rois vos ancêtres autant de lustre que vous en avez reçu d'eux.

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A MADEMOISELLE DE RAMBOUILLET.9

Mademoiselle, Car étant d'une si grande considération dans notre langue, j'approuve extrêmement le ressentiment que vous avez du tort qu'on lui veut faire; et je ne puis bien espérer de l'Académie1o dont vous me parlez, voyant qu'elle se veut établir par une si grande violence. Je ne vois rien de

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si digne de pitié que de faire le procès à un mot qui s'est toujours montré bon français. Pour moi, je ne sais pour quel intérêt ils tâchent d'ôter à Car ce qui lui appartient, pour le donner à Pour ce que, ni pourquoi ils veulent dire avec trois mots ce qu'ils peuvent dire avec trois lettres." Ce qui est le plus à craindre, mademoiselle, c'est qu'après cette injustice on en entreprendra d'autres. On ne fera point de difficulté d'attaquer Mais, et je ne sais si Si demeurera en sûreté. De sorte qu'après nous avoir ôté toutes les paroles qui lient les autres, les beaux esprits nous voudront réduire à ne parler que par signes. Certes, j'avoue qu'il est vrai ce que vous dites, qu'on ne peut, mieux connaître par aucun autre exemple l'incertitude des choses humaines. Qui m'eût dit, il y a quelques années, que j'eusse dû vivre plus longtemps que Car, j'eusse cru qu'il m'eût promis une vie plus longue que celle des patriarches. Cependant il se trouve qu'après avoir vécu onze cents ans plein de force et de crédit, après avoir été employé dans les plus importants traités et avoir assisté toujours honorablement dans le conseil de nos rois, il tombe tout d'un coup en disgrâce et est menacé d'une fin violente. Je sais que si l'on consulte là-dessus un des plus beaux esprits de notre siècle, et que j'aime extrêmement," il dira qu'il faut condamner cette nouveauté; qu'il faut user du Car de nos pères, aussi bien que de leur terre et de leur soleil; et que l'on ne doit point chasser un mot qui a été dans la bouche de Charlemagne et de saint Louis. Mais c'est vous principalement, mademoiselle, qui êtes obligée d'en prendre la protection.15

§ 4. MÉZERAY, 1610-1683.

FRANÇOIS EUDES DE MÉZERAY naquit, en 1610, près de Falaise, dans une condition assez médiocre (il emprunta son nom à un hameau voisin de cette ville). Attaché d'abord à l'armée en qualité de commissaire des guerres, l'amour des lettres l'attira bientôt à Paris, où il ne tarda pas à s'appliquer aux travaux de l'histoire. Pour écrire celle de son pays, il s'enferma au collège Sainte-Barbe, déjà florissant, et se livra à l'étude avec une ardeur qui mit sa vie en danger. L'Académie française le récompensa en l'admettant dans son sein en 1649; elle le chosit pour son secrétaire perpétuel en 1675: il fut de plus historiographe du roi et mourut en 1683, la même année que Colbert, qui avait eu le tort de lui retirer sa pension parce qu'il avait parlé librement de l'origine des impôts.

Mézeray a laissé une Histoire de France depuis Pharamond jusqu'à maintenant (elle va jusqu'en 1598): dé plus il a publié un Abrégé de sa grande Histoire, et celui-ci est même préféré en général à l'ouvrage dont il est tiré.

LE DUC DE BIRON, ACCUSÉ D'AVOIR CONSPIRÉ CONTRE HENRI IV, PRONONCE SA DÉFENSE DEVANT SES JUGES, LES MEMBRES DU PARLEMENT DE PARIS (1602).

Je vous ai rétablis, messieurs, sur les fleurs de lis, d'où les saturnales de la Ligue vous avaient chassés. Ce corps, qui dépend de vous aujourd'hui, n'a veine qui n'ait saigné pour vous. Cette main, qui a écrit ces lettres produites contre moi, a fait tout le contraire de ce qu'elle écrivait.

Il est vrai, j'ai écrit, j'ai pensé, j'ai dit, j'ai parlé plus que je ne devais faire. Mais où est la loi qui punit de mort la légèreté de la langue et le mouvement de la pensée? Ne pouvais-je pas desservir le roi en Angleterre et en Suisse? Cependant j'ai été irréprochable dans ces deux ambassades; et si vous considérez avec quel cortége je suis venu, dans quel état j'ai laissé les places de Bourgogne, vous reconnaîtrez la confiance d'un homme qui compte sur la parole de son roi et la fidélité d'un sujet bien éloigné de se rendre souverain dans son gouvernement.

J'ai voulu mal faire: mais ma volonté n'a point passé les

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