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sion, comme furent Rome et Lacédémone; car, pour lors,3 il se joint à la sagesse d'un bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction.

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Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères, et les Romains employaient les leurs. Comme ces derniers n'avaient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu'ils avaient soumis, et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi, nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu'après vingt-quatre triomphes, devenir les auxiliaires des Romains; et quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d'eux et de leurs alliés, c'est-à-dire d'un pays qui n'était guère plus grand que les Etats du pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied et soixante-dix mille de cheval pour opposer aux Gaulois.

Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions; cependant il paraît, par Tite-Live, que le cens n'était pour lors que d'environ cent trente-sept mille citoyens.

Carthage employait plus de force pour attaquer, Rome pour se défendre; celle-ci, comme on vient de le dire, arma un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal qui l'attaquaient, et elle n'envoya que deux légions contre les plus grands rois, ce qui rendit ses forces éternelles.

L'établissement de Carthage dans son pays était moins solide. que celui de Rome dans le sien; cette dernière avait trente colonies autour d'elle, qui en étaient comme les remparts. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne l'avait abandonnée; c'est que les Samnites et les autres peuples d'Italie étaient accoutumés à sa domination.

La plupart des villes d'Afrique, étant peu fortifiées, se rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les prendre; aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.

On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier

Scipion; leur ville et leurs armées mêmes étaient affamées, tandis que les Romains étaient dans l'abondance de toutes choses.

Chez les Carthaginois, les armées qui avaient été battues devenaient plus insolentes, quelquefois elles mettaient en croix leurs généraux et les punissaient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes qui avaient fui, et les ramenait contre les ennemis.

Le gouvernement des Carthaginois était très dur; ils avaient. si fort tourmenté les peuples d'Espagne, que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs; et si l'on fait attention aux sommes immenses qu'il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que l'injustice est mauvaise ménagère, et qu'elle ne remplit pas même ses vues.

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§ 18. VOLTAIRE, 1694-1778.

Peu d'hommes ont plus que VOLTAIRE remué par leur génie et rempli de leur nom le monde; aucun n'a plus fortement agi sur son temps. Pour lui on a épuisé les censures et les éloges: on se bornera à dire qu'il a justifié pleinement les unes et les autres. Il suffisait pourtant à sa gloire d'être le talent le plus universel, le plus brillant et le plus fécond écrivain du XVIIIe siècle: son ardente ambition voulut encore renouveler les opinions humaines; il déclara la guerre aux plus saintes, aux plus inébranlables vérités. A cette lutte, qui troubla sa vie et pèse sur sa mémoire, furent consacrées surtout les années de sa longue vieillesse elles lui permirent de voir les commencements du règne de Louis XVI, après que sa jeunesse avait vu la fin de celui de Louis XIV. Émule, dans la prose, des maîtres de l'époque classique, Voltaire s'est, toutefois, élevé rarement au ton de la haute éloquence. Ses passions étaient plus vives et plus mobiles que ses convictions profondes et arrêtées. Le ton de légèreté et d'ironie, qui lui est trop ordinaire, se concilie peu d'ailleurs avec les grands mouvements de l'âme. Mais il excelle dans le style simple et tempéré : son langage, facile et animé d'une douce chaleur, offre les principales qualités de l'esprit français, la netteté, la clarté, l'élégance et la finesse.

BATAILLE DE PULTAVA.1

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Le 15 juin 1709, il2 arrive devant Pultava avec une armée d'environ soixante mille combattants. La rivière Vorskla était entre lui et Charles; les assiégeants au nord-ouest, les Russes au sud-est.

Pierre remonte la rivière au-dessus de la ville; établit ses ponts, fait passer son armée, et tire un long retranchement qu'on commence et qu'on achève en une seule nuit, vis-à-vis l'armée ennemie. Charles put juger alors si celui qu'il méprisait et qu'il comptait détôner à Moscou, entendait l'art de la guerre. Cette disposition faite, Pierre posta sa cavalerie entre deux bois, et la couvrit de plusieurs redoutes garnies d'artillerie. Toutes les mesures ainsi prises, il va reconnaître le camp des assiégeants pour en former l'attaque.

Cette bataille allait décider du destin de la Russie, de la Pologne, de la Suède, et de deux monarques sur qui l'Europe avait les yeux. On ne savait, chez la plupart des nations attentives à ces grands intérêts, ni où étaient ces deux princes, ni quelle était leur situation; mais, après avoir vu partir de Saxe Charles XII victorieux à la tête de l'armée la plus formidable, après avoir su qu'il poursuivait partout son ennemi, on ne doutait pas qu'il ne dût l'aceabler; et qu'ayant donné des lois en Danemark, en Pologne, en Allemagne, il n'allât dicter, dans le Kremlin de Moscou, les conditions de la paix et faire un czar, après avoir fait un roi de Pologne. J'ai vu des lettres de plusieurs ministres qui confirmaient leurs cours dans cette opinion générale.

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Le risque n'était point égal entre ces deux rivaux. Si Charles perdait une vie tant de fois prodiguée, ce n'était après tout qu'un héros de moins. Les provinces de l'Ukraine, les frontières de Lithuanie et de Russie cessaient alors d'être dévastées; la Pologne reprenait, avec sa tranquillité, son roi légitime, déjà réconcilié avec le czar, son bienfaiteur. La Suède enfin, épuisée d'hommes et d'argent, pouvait trouver des motifs de consolation; mais si le czar périssait, des travaux immenses, utiles à tout le genre humain, étaient ense

velis avec lui, et le plus vaste empire de la terre retombait dans le chaos dont il était à peine tiré.

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Quelques corps suédois et russes avaient été plus d'une fois aux mains * sous les murs de la ville. Charles, dans une de ces rencontres, avait été blessé d'un coup de carabine qui lui fracassa les os du pied; il essuya des opérations douleureuses qu'il soutint avec son courage ordinaire, et fut obligé d'être quelques jours au lit. Dans cet état il apprit que Pierre devait l'attaquer; ses idées de gloire ne lui permirent pas de l'attendre dans ses retranchements; il sortit des siens, en se faisant porter sur un brancard. Le journal de Pierre le Grand avoue que les Suédois attaquèrent avec une valeur si opiniâtre les redoutes garnies de canons qui protégeaient sa cavalerie, que, malgré sa résistance et malgré un feu continuel, ils se rendirent maîtres de deux redoutes. On a écrit que l'infanterie suédoise, maîtresse de deux redoutes, crut la bataille gagnée et cria victoire! Le chapelain Norberg, qui était loin du champ de bataille, au bagage (où il devait être), prétend que c'est une calomnie; mais que les Suédois aient crié victoire ou non, il est certain qu'ils ne l'eurent pas. Le feu des autres redoutes ne se ralentit point, et les Russes résistèrent partout avec autant de fermeté qu'on les attaquait avec ardeur. Ils ne firent aucun mouvement irrégulier. Le czar rangea son armée en bataille, hors de ses retranchements, avec ordre et promptitude.

La bataille devint générale. Pierre faisait dans son armée la fonction de général major; le général Bauer commandait la droite, Menzikoff la gauche, Sheremeto le centre. L'action dura deux heures. Charles, le pistolet à la main, allait de rang en rang sur son brancard; un coup de canon tua un des gardes qui le portaient, et mit le brancard en pièces. Charles se fit alors porter sur des piques; car il est difficile, quoi qu'en dise Norberg, que dans une action aussi vive on eût trouvé un nouveau brancard tout prêt. Pierre reçut plusieurs coups dans ses habits et dans son chapeau, ces deux princes furent continuellement au milieu du feu pendant toute l'action. Enfin, après deux heures de combat, les Suédois

furent partout enfoncés; la confusion se mit parmi eux, et Charles XII fut obligé de fuir devant celui qu'il avait tant méprisé. On mit à cheval, dans sa fuite, ce même héros qui n'avait pu y monter pendant la bataille; la nécessité lui rendit un peu de force; il courut en souffrant d'extrêmes douleurs, devenues encore plus cuisantes par celle d'être vaincu sans ressource. Les Russes comptèrent neuf mille deux cent vingt-quatre Suédois morts sur le champ de bataille; ils firent pendant l'action deux à trois mille prisonniers, surtout dans la cavalerie. Quatorze mille Suédois, pendant la bataille et par la capitulation, se rendirent prisonniers de guerre à ces dix mille Russes. Charles avait vingt-sept mille combattants sous ses orders dans cette journée mémorable. Il était parti de Saxe avec quarante-cinq mille combattants: Levenhaupt en avait amené plus de seize mille de Livonie; rien ne restait de toute cette armée florissante, et d'une nombreuse artillerie perdue dans ses marches, enterrée dans des marais, il n'avait conservé que dix-huit canons de fonte, deux obus et douze mortiers. C'était avec ces faibles armes qu'il avait entrepris le siége de Pultava, et qu'il avait attaqué une armée pourvue d'une artillerie formidable; aussi accuse-t-on d'avoir montré depuis son départ d'Allemagne plus de valeur que de prudence. Il n'y eut de morts, du côté des Russes, que cinquantedeux officiers et douze cent quatre-vingt-treize soldats; c'est une preuve que leur disposition était meilleure que celle de Charles, et que leur feu fut infiniment supérieur.

Ce qui est le plus important dans cette bataille, c'est que de toutes celles qui ont jamais ensanglanté la terre, c'est la seule qui, au lieu de ne produire que la destruction, ait servi au bonheur du genre humain, puisqu'elle a donné au czar la liberté de policer une grande partie du monde. Il s'est donné en Europe plus de deux cents batailles rangées depuis le commencement de ce siècle jusqu'à l'année où j'écris. Les victoires les plus signalées et les plus sanglantes n'ont eu d'autres suites que la réduction de quelques petites provinces, cédées ensuite par des traités et reprises par d'autres batailles. Des armées de cent mille hommes ont souvent combattu; mais les plus

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