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plus que jamais, et qui, en quelque façon, se communique de proche en proche à ceux même qui ne connaissent pas la géométrie. Quelquefois un grand homme donne le ton à tout son siècle, et celui à qui on pourrait le plus légitimement accorder la gloire d'avoir établi un nouvel art de raisonner était un excellent géomètre.

Enfin, tout ce qui nous élève à des réflexions, qui, quoique purement spéculatives, sont grandes et nobles, est d'une utilité qu'on peut appeler spirituelle et philosophique. L'esprit a ses besoins, et peut-être aussi étendus que ceux du corps. Il veut savoir; tout ce qui peut être connu lui est nécessaire, et rien ne marque mieux combien il est destiné à la vérité, rien n'est peut-être plus glorieux pour lui, que le charme que l'on éprouve, et quelquefois malgré soi, dans les plus sèches et les plus épineuses recherches de l'algèbre.

Les différentes vues de l'esprit humain sont presque infinies, et la nature l'est véritablement. Ainsi l'on peut espérer chaque jour, soit en mathématiques, soit en physique, des découvertes qui seront d'une espèce nouvelle d'utilité ou de curiosité. Rassemblez tous les différents usages dont les mathématiques pouvaient être : il y a cent ans, rien ne ressemblait aux lunettes qu'elles nous ont données depuis ce temps-là, et qui sont un nouvel organe de la vue, que l'on n'eût pas osé attendre des mains de l'art. Quelle eût été la surprise des anciens, si on leur eût prédit qu'un jour leur postérité, par le moyen de quelques instruments, verrait une infinité d'objets qu'ils ne voyaient pas, un ciel qui leur était inconnu, des plantes et des animaux dont ils ne soupçonnaient seulement pas la possibilité? Les physiciens avaient déjà un grand nombre d'expériences curieuses, mais voici encore, depuis près d'un demi-siècle, la machine pneumatique qui en a produit une infinité d'une nature toute nouvelle, et qui, en nous montrant les corps dans un lieu vide d'air, nous les montre comme transportés dans un monde différent du nôtre, où ils éprouvent des altérations dont nous n'avions pas d'idée. Peut-être l'excellence des méthodes géométriques que l'on invente, ou que l'on perfectionne de jour en jour, fera-t-elle

voir à la fin le bout de la géométrie, c'est-à-dire de l'art de faire des découvertes en géométrie, ce qui est tout; mais la physique, qui contemple un objet d'une variété et d'une fécondité sans bornes, trouvera toujours des observations à faire et des occasions de s'enrichir, et aura l'avantage de n'être jamais une science complète.

Tant de choses qui restent encore, et dont apparemment plusieurs resteront toujours à savoir, donnent lieu au découragement affecté de ceux qui ne veulent pas entrer dans les épines de la physique. Souvent, pour mépriser la science naturelle, on se jette dans l'admiration de la nature, que l'on soutient absolument incompréhensible. La nature, cependant, n'est jamais si admirable, ni si admirée, que quand elle est connue. Il est vrai que ce que l'on sait est peu de chose en comparaison de ce qu'on ne sait pas; quelquefois même ce qu'on ne sait pas est justement ce qu'il semble qu'on devrait le plus tôt savoir. Par exemple, on ne sait pas, du moins bien certainement, pourquoi une pierre jetée en l'air retombe; mais on sait avec certitude quelle est la cause de l'arc-en-ciel, pourquoi il ne passe jamais une certaine hauteur, pourquoi la largeur en est toujours la même, pourquoi, quand il y a deux arcs-en-ciel à la fois, les couleurs de l'un sont renversées à l'égard de celles de l'autre, etc.; et, cependant combien la chute d'une pierre dans l'air paraît-elle un phénomène plus simple que l'arc-en-ciel? Mais enfin, quoique l'on ne sache pas tout, on n'ignore pas tout aussi; quoique l'on ignore ce qui paraît plus simple, on ne laisse pas de savoir ce qui paraît plus compliqué; et, si nous devons craindre que notre vanité ne nous flatte souvent de pouvoir parvenir à des connaissances qui ne sont pas faites pour nous, il est dangereux que notre paresse ne nous flatte aussi quelquefois d'être condamnés à une plus grande ignorance que nous ne le sommes effective

ment.

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Il est permis de compter que les sciences ne font que de naître, soit parce que chez les anciens elles ne pouvaient être encore qu'assez imparfaites, soit parce que nous en avons presque entièrement perdu les traces pendant les longues

ténèbres de la barbarie, soit parce qu'on ne s'est mis sur les bonnes voies que depuis environ un siècle. Si l'on examinait historiquement le chemin qu'elles ont déjà fait dans un si petit espace de temps, malgré les faux préjugés qu'elles ont eus à combattre de toutes parts et qui leur ont longtemps. résisté, quelquefois même malgré les obstacles étrangers de l'autorité et de la puissance, malgré le peu d'ardeur que l'on a eu pour des connaissances éloignées de l'usage commun, malgré le petit nombre de personnes qui se sont dévouées à ce travail, malgré la faiblesse des motifs qui les y ont engagées, on serait étonné de la grandeur et de la rapidité du progrès des sciences; on en verrait même de toutes nouvelles sortir du néant, et peut-être laisserait-on aller trop loin ses espérances pour l'avenir.

DESCARTES ET NEWTON.6

Ces deux grands hommes, qui se sont trouvés dans de grandes oppositions, ont eu aussi de grands rapports. Tous deux ont été des génies du premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits et pour fonder des empires. Tous deux géomètres excellents ont vu la nécessité de transporter la géométrie dans la physique. Tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu'ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières: mais l'un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes par quelques idées claires et fondamentales, pour n'avoir plus qu'à descendre aux phénomènes de la nature, comme à des conséquences nécessaires; l'autre, plus timide ou plus modeste, a commencé sa marche par s'appuyer sur les phénomènes pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre, quels que les pût donner l'enchaînement des conséquences. L'un part de ce qu'il entend nettement pour trouver la cause de ce qu'il voit; l'autre part de ce qu'il voit pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évidents de l'un ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu'ils sont; les phénomènes ne conduisent

pas toujours l'autre à des principes assez évidents. Les bornes qui dans ces deux routes contraires ont pu arrêter deux hommes de cette espèce, ce ne sont pas les bornes de leur esprit, mais celles de l'esprit humain.

M. Newton a eu le bonheur singulier de jouir pendant sa vie de tout ce qu'il méritait, bien différent de Descartes, qui n'a reçu que des honneurs posthumes. Les Anglais n'en honorent pas moins les grands talents, pour être nés chez eux: loin de chercher à les rabaisser par des critiques injurieuses, loin d'applaudir à l'envie qui les attaque, ils sont tous de concert à les élever; et cette grande liberté, qui les divise sur les points les plus importants, ne les empêche point de se réunir sur celui-là. Ils sentent tous combien la gloire de l'esprit doit être précieuse à un État; et qui peut la procurer à leur patrie leur devient infiniment cher. Tous les savants d'un pays qui en produit tant mirent M. Newton à leur tête par une espèce d'acclamation unanime': ils le reconnurent pour chef et pour maître; un rebelle n'eût osé s'élever: on n'eût pas souffert même un médiocre admirateur. Sa philosophie a été adoptée par toute l'Angleterre; elle domine dans la société royale, et dans tous les excellents ouvrages qui en sont sortis, comme si elle était déjà consacrée par le respect d'une longue suite de siècles. Enfin il a été révéré au point que la mort ne pouvait plus lui produire de nouveaux honneurs; il a vu son apothéose. Tacite, qui a reproché aux Romains leur extrême indifférence pour les grands hommes de leur nation, eût donné aux Anglais la louange tout opposée. En vain les Romains se seraient-ils excusés sur ce que le grand mérite leur était devenu familier: Tacite leur eût répondu que le grand mérite n'était jamais commun, ou que même il faudrait, s'il était possible, le rendre commun par la gloire qui y serait attachée.

§ 16. MASSILLON, 1663–1742.

Ce célèbre prédicateur naquit à Hyères (Provence), en 1663, et entra dans la congrégation de l'Oratoire en 1681. Ses prédications ne tardèrent pas à révéler en lui un grand orateur et un profond moraliste. Il fut promu en 1717 á l'évêché de Clermont, et ce fut l'année suivante qu'il prononça son Petit-Carême. On remarque aussi son Oraison funèbre de Louis XIV dont l'exorde commence ainsi: Dieu seul est grand, mes frères. “C'est un beau mot que celui-là, dit Chateaubriand, ainsi prononcé devant le tombeau de Louis le Grand." Mais Bourdaloue l'avait prononcé déjà devant Louis XIV lui-même.

Les sermons de MASSILLON se distinguent par le style, par l'élégance et l'harmonie. Ses idées sont pleines d'éclat et de fraîcheur; il connaît le cœur humain et ses secrètes misères.

L'AMBITION DES GRANDS.

Je sais qu'il y a une noble émulation qui mène à la gloire par le devoir: la naissance nous l'inspire, et la religion l'autorise; c'est elle qui donne aux empires des citoyens illustres, des ministres sages et laborieux, de vaillants généraux, des auteurs célèbres, des princes dignes des louanges de la postérité. La piété véritable n'est pas une profession de pusillanimité et de paresse: la religion n'abat et n'amollit point le cœur, elle l'ennoblit et l'élève; elle seule sait former de grands hommes: on est toujours petit quand on n'est grand que par la vanité. Ainsi la mollesse et l'oisiveté blessent également les règles de la piété et les devoirs de la vie civile; et le citoyen inutile n'est pas moins proscrit par l'Evangile que par la société.

Mais l'ambition, ce désir insatiable de s'élever au-dessus et sur les ruines mêmes des autres; ce ver qui pique le cœur, et ne le laisse jamais tranquille; cette passion qui est le grand ressort des intrigues et de toutes les agitations des cours, qui forme les révolutions des États, et qui donne tous les jours à l'univers de nouveaux spectacles; cette passion, qui ose tout, et à laquelle rien ne coûte, est un vice encore plus pernicieux aux empires que la paresse même.

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