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TROISIÈME PARTIE

I

Dans l'élan de son admiration pour Pascal, un des approbateurs de l'édition de 1670 se laisse entraîner à dire «< Tant s'en faut que nous devions regretter qu'il n'ait pas achevé son ouvrage que nous devons remercier au contraire la Providence divine, de ce qu'elle l'a permis ainsi. Comme tout y est pressé, il en sort tant de lumières de toutes parts qu'elles font voir à fond les plus hautes vérités en elles-mêmes, qui peut-être auraient été obscurcies par un plus long embarras de paroles. » Il faut reconnaître que cette louange fut médiocrement accueillie par les amis de Pascal ; ils la jugèrent «< assez extraordinaire1» ; au témoignage de Le Nain de Tillemont, ils se mettaient presque en colère contre M. de Ribeyran: «< ceux qui ont un amour particulier pour la doctrine de la grâce n'attendaient-ils pas de cet ouvrage « la ruine du Pélégianisme et de toutes ses branches »? comment ne pas s'affliger de voir à jamais épars en mille tronçons le glaive qui devait restaurer le Christ dans son Église, le Pugio Fidei adversus Jesuitas? Nos contemporains comprennent le sentiment de Le Nain de Tillemont; pourtant ils ne le partagent pas ; ils acceptent la «< consolation bien

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1. Recueil d'Utrecht, 1740, p. 594. Vide infra, p. CLX et p. CCL.

facile » que leur donne M. de Ribeyran; s'ils ne poussent pas l'imprudence jusqu'à prétendre « que la brièveté de ces fragments est plus lumineuse que n'aurait été le discours entier et étendu ils sentent qu'elle est plus émouvante et plus pathétique; elle a moins de force doctrinale, mais elle leur parle de plus près, elle leur révèle plus directement, selon l'expression de Vinet, Pascal non l'auteur, mais l'homme. Il est là, dans sa chambre et voici les feuilles volantes, qui sont couvertes d'écriture dans tous les sens, avec des signes de renvois, des phrases barrées, des scrupules et des retours sans fin; voilà les courtes lignes qu'il a tracées ou dictées, en attendant une heure de loisir, une heure de trêve à ses perpétuelles douleurs. Voici enfin ses livres : la Vulgate, saint Augustin, Jansénius, Saint-Cyran et les écrits de ces Messieurs, puis Charron, Grotius, et Montaigne : le Montaigne in-8° de 1636 où sont ses références, le Montaigne in-f de 1635, où il a marqué un rond à la page 184.

Il y a lieu d'insister sur les lectures de Pascal. Il est de tradition de répéter que Pascal avait peu lu. Du moins Pascal n'a-t-il jamais dédaigné la science qui s'acquiert par les livres. Au rebours d'un Descartes ou d'un Malebranche, il n'attend pas la vérité d'une déduction que l'homme serait capable d'engendrer par le seul effort de sa réflexion. La théologie, écrit-il à la suite de Jansenius dans le fragment du Traité du vide, recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit ; or ce qui est écrit c'est l'histoire de l'humanité, c'est le fait du péché, le fait de la rédemption qui contiennent le secret de sa destinée. Aussi, sans se piquer d'érudition, Pascal veut-il tirer parti de toutes les ressources que lui offrent l'érudition. Dans la Préface qu'il aurait mise en tête de chacune des parties de l'Apologie (fr. 62 et 242), il devait «< parler de ceux

qui ont traité de la matière », de Montaigne et de Charron pour la connaissance de soi, de Raymond Sebon et de Grotius pour la vérité de la religion chrétienne. Enfin à chaque page de l'Apologie devait apparaître, comme la source et l'inspiration de toutes les doctrines, l'Écriture qui apporte la parole de Dieu, avec l'autorité décisive des interprétations données par saint Augustin et par Jansénius. En plus d'un endroit même, à la faveur des lettres et des dialogues qui devaient être insérés dans le corps de l'ouvrage, Pascal se serait effacé devant les maîtres profanes ou sacrés qu'il s'était choisis.

Mais Pascal ne lit pas seulement en auteur et pour son Apologie, il lit pour lui: « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans moi que je trouve tout ce que j'y vois (fr. 64). » Non seulement il est doué d'une mémoire singulière, à ce point qu'il n'aurait jamais oublié ce qu'il avait lu seulement une fois; mais l'imagination égale en lui la mémoire: elle évoque le fait concret derrière la description abstraite, et par delà l'auteur elle fait surgir l'homme. Pascal a connu Montaigne, il a causé avec lui, l'avertissant et lui faisant des reproches. Il a entendu dans la Bible la voix même des Jérémie et des Isaïe; il a gravi le mont des Oliviers à la suite des Évangélistes, il a vu Jésus, et la goutte de sang qui tombait pour lui à l'heure de l'agonie.

Aussi, travaillant à son «< ouvrage contre les athées », Pascal n'a jamais été seul. Il a besoin de « communication »; il s'est « dégoûté » des sciences abstraites parce qu'elles l'isolaient de l'humanité; il vit désormais avec les hommes, avec les mauvais chrétiens qu'il combat, avec les libertins qu'il veut convertir, comme avec les prophètes d'Israël dont il partage les luttes et les espoirs, comme avec le Médiateur qui le fait entrer en société

avec Dieu. Si donc nous nous reportons aux œuvres dont les Pensées portent le souvenir, ce n'est pas seulement pour y chercher la genèse de telle ou telle doctrine, l'explication de tel ou tel fragment, c'est pour comprendre et reconstituer le milieu intellectuel où s'est développé, où s'est fécondé l'esprit même de Pascal.

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Les Essais de Montaigne ont été, suivant le mot heureux de M. Stapfer, la Bible profane de Pascal. Leur influence est profonde, et elle est constante. Pascal conduit Montaigne à Port-Royal non pas, comme il fait pour Epictète, en ennemi qu'il faut abattre et immoler à la gloire du Christ, mais comme un auxiliaire, parfois même comme un guide. Les emprunts, ou les allusions, à Montaigne en si grand nombre qu'une édition des Pensées est en même temps une réédition partielle des Essais ne sont point des souvenirs persistants de la période mondaine, et comme un réveil du Pascal d'autrefois. Pascal a sans doute, de son point de vue, dépassé Montaigne et Méré; à aucun moment il ne s'est détaché de l'un ou de l'autre. Montaigne n'a pas cessé de vivre en lui, se transformant et grandissant avec lui; il est devenu l'humanité au sens le plus étendu, au sens le plus profond. Ce n'est pas un siècle que Pascal demande à Montaigne de lui faire connaître, mais tous les siècles, les coutumes des peuples et les maximes des sages, les anecdotes de l'histoire et les aventures de la philosophie; ce n'est pas un pays, mais tous les pays: avec lui il visite les cannibales que l'on fit venir à Rouen devant le roi Charles IX, il découvre les habitants du Mexico et leurs merveilleuses légendes. Autant il participe à cette curiosité universelle, autant il goûte la sagacité merveilleuse dont Montaigne l'accompagne : il a relevé les erreurs des diplomates ou des capitaines, comme les contradictions des légistes ou des savants; il a

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