Page images
PDF
EPUB

core barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur. » Port-Royal s'effarouche de ce tableau, il transporte la scène au Palais de Justice: «< Voyez-le entrer dans la place où il doit rendre la justice. Le voilà prêt à ouïr avec avec une gravité exemplaire. Si l'avocat vient à paraître et que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, et si le hasard l'a encore barbouillé, je parie la perte de la gravité du magistrat. >>

Avec le même souci de la régularité, dans le même esprit de prudence, Port-Royal a omis un grand nombre de fragments, les uns parce que ce sont des redites, des phrases inachevées, des réflexions toutes personnelles et sans portée apparente pour le public, les autres pour l'audace de pensée qui s'y révèle. Deux groupes sont particulièrement sacrifiés, pour les raisons que Nicole et Arnauld nous ont dites: les fragments sur les lois et sur la justice politique, les fragments sur les miracles quand la théorie du miracle est poussée jusqu'au temps présent et se tourne en attaque contre les Jésuites. Les questions trop brûlantes sont écartées. Même, lorsque Port-Royal reproduit les grands développements que Pascal a marqués d'une empreinte inoubliable, il use de précaution. Ainsi le fragment sur les Deux infinis se trouve réparti entre deux chapitres différents, et Port-Royal fait précéder le début de remarques didactiques, destinées à diminuer quelque peu la portée de la Pensée. L'argument du pari est publié ; il y manque quelques phrases. Port-Royal imprime << Suivez la manière par où ils ont commencé ;

1. Nous citons ces remarques en note du fr. 72.

imitez leurs actions extérieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions intérieures; quittez ces vains amusements qui vous occupent tout entiers,>> lorsque Pascal avait écrit : «< Suivez la manière par où ils ont commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. - Mais c'est ce que je crains. Et pourquoi? qu'avezvous à perdre ? » De plus, l'éditeur insère en tête du chapitre VII: Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu'enseigne la religion chrétienne, un Avis qui prévient toute mauvaise interprétation et qui d'ailleurs implique une intelligence très pénétrante du Pari1.

Enfin et surtout, ce qui achève de donner sa physionomie à l'édition de Port-Royal, c'est la disposition des matières. Délibérément, après un commencement d'expérience qui leur parut décisif (et que confirme avec une autorité singulière l'histoire de tous les essais de restitutions tentés au XIXe siècle), les amis de Pascal ont fait le sacrifice de l'ordre qu'il rêvait, de la logique nouvelle qu'il voulait y appliquer, et qui était à ses yeux aussi assurée de persuader des vérités morales que la géométrie de démontrer les propositions de son ressort. Mais au moins ont-ils tiré parti de ce sacrifice pour donner aux Pensées un caractère d'onction sereine qui devait lui concilier les lecteurs du xvi° siècle.

Rien de plus méritoire à ce point de vue que l'édition de Port-Royal, rien de plus « réussi ». Nous sommes tout de suite transportés en plein cœur de la religion : l'exhortation aux Athées, destinée à secouer leur indiffé

1. Cf. l'Appendice au fr. 233.

PENSÉES DE PASCAL.

I-2

rence, forme le premier chapitre de l'ouvrage, comme elle devait faire la préface de l'Apologie; puis sont exposées les marques de la religion, les pensées sur les rapports de la foi et de la raison, qui préparent et enveloppent l'argument du pari; à ces preuves intrinsèques s'ajoutent immédiatement les preuves historiques : les Juifs, Jésus-Christ, Mahomet. C'est seulement après avoir médité ces pensées toutes pieuses, toutes pénétrées de la pure doctrine catholique, que le lecteur est invité à des méditations qui se rapprochent de la philosophie. Tout ce qui a trait à la connaissance générale de l'homme, à sa grandeur et à sa misère, est présenté comme le complément de la doctrine religieuse, et non comme une introduction. Pascal moraliste ne précède pas Pascal chrétien; il s'y appuie au contraire pour tirer de là son autorité. Les Pensées sur la Religion doivent constituer la plus importante et surtout la première partie de l'ouvrage; les Pensées sur l'Homme suivent, puis les Pensées sur les miracles qui forment comme une espèce particulière de pensées détachées. Enfin le volume est terminé par plusieurs chapitres de fragments sans lien: Pensées chrétiennes, Pensées morales, Pensées diverses, au milieu desquelles s'entremêlent des écrits plus intimes: extraits des lettres à Mlle de Roannez, de la lettre de 1651 sur la mort de son père, la prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies.

Le choix et l'arrangement des fragments, aussi bien que le remaniement du texte, tout concourt à donner une impression remarquablement nette et remarquablement pure. De fragments écrits au moment où Pascal était le plus ardent, où son âme était le plus remplie et de l'enthousiasme du miracle et du scandale de l'Église, PortRoyal a fait un livre qui respire l'apaisement et presque

la sérénité mystique, un livre largement chrétien, propre à nourrir également toutes les âmes pieuses.

Pendant un siècle il n'y eut d'autre édition des Pensées que l'édition de Port-Royal. Le volume primitif s'augmente seulement, à diverses reprises, de fragments nouveaux qui furent répartis à travers les divers chapitres du recueil. En particulier l'édition de 1678 porte ce titre : Nouvelle édition augmentée de plusieurs pensées du même auteur; elle est suivie en outre de diverses pièces qui avaient paru séparément en 1672 et qui deviennent l'appendice habituel des Pensées: le Discours sur les Pensées de M. Pascal, le Discours sur les preuves des livres de Moïse, le Traité qu'il y a des démonstrations d'une autre espèce, et aussi certaines que celles de la Géométrie et qu'on en peut donner de telles pour la religion chrétienne. On avait pris également en 1678 privilège pour publier la Vie de M. Pascal par Mme Périer, sa sœur ; mais elle ne parut qu'en 1684, en tête d'une des nombreuses réimpressions qui se faisaient à Amsterdam. Désormais la biographie et les commentaires qui avaient été écrits en vue de l'édition princeps encadrent les Pensées, l'aspect de l'ouvrage demeure fixé jusqu'aux travaux, presque contemporains entre eux, de Condorcet et de l'abbé Bossut (1776-1779).

On savait pourtant que le livre imprimé était loin d'enfermer l'intégralité des manuscrits qui étaient conservés par la famille, ou qui circulaient dans les milieux jansénistes. En 1711 le bénédictin dom Toutée entretient l'abbé Périer du travail de rédaction qu'il a entrepris sur trois cahiers qui lui ont été confiés'. Ce travail n'aboutit

I.

« Je travaille à rédiger en ordre les Pensées contenues dans les trois cahiers que vous m'avez laissés. Je crois qu'il ne faudra com

pas; il fut repris, partiellement, par le P. Desmolets, bibliothécaire de l'Oratoire, qui insère en 1728, dans la seconde partie du tome V de la continuation des mémoires de Littérature et d'Histoire, l'Entretien avec M. de Saci, et une « suite des Pensées de M. Pascal, extraites du manuscrit de M. l'abbé Périer, son neveu ».

Ces œuvres posthumes comprenaient le traité de l'Art de persuader, les réflexions sur l'Amour-propre et ses effets, enfin une série de Pensées diverses, qui étaient publiées sans aucune espèce d'ordre, sans grand respect du texte; Desmolets choisit à l'intérieur d'un fragment, au hasard de sa curiosité; il résume et il affaiblit, avec un souci visible de la clarté, ajoutant des titres en marge quand cela lui paraît nécessaire, comme pour mieux marquer la discontinuité même de sa publication.

Tandis que le P. Desmolets est un curieux et un érudit, heureux de donner place dans son recueil aux inédits d'un grand écrivain, Colbert, évêque de Montpellier, est un polémiste, qui appelle à son secours le janséniste militant. Dans une troisième lettre à M. de Soissons à l'occasion du miracle opéré à Paris dans la paroisse de Sainte-Marguerite (du 5 février 1727) il écrit: « Je consens de passer pour un homme ridicule, pourvu que ce ne soit qu'après M. Pascal, et en raisonnant selon ses principes. Ce grand auteur fait mon apologie. Je n'ai pas

prendre dans ce recueil que les pensées qui ont quelque chose de nouveau, et qui sont assez parfaites pour faire concevoir au lecteur du moins une partie de ce qu'elles renferment. C'est pourquoi je laisserai celles qui n'ont rien de nouveau, soit pour le sujet, soit dans le tour et dans la manière, et celles qui sont trop informes, en sorte qu'elles ne peuvent présenter assez parfaitement leur sens. Je me recommande à vos saints sacrifices et à votre souvenir. >>

«A Saint-Denis, ce 22 juin 1711. D

« PreviousContinue »