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les Pensées de Pascal, on est réduit à sortir de son église, à évoquer les hommes qui ont, à la lueur d'une crise intime, renouvelé leur propre vie religieuse, qui ont su lire dans les Évangiles, avec la condamnation de l'humanité telle qu'elle est, la nécessité de secouer l'inertie de ceux qui se croient les fidèles du Christ, de troubler la quiétude de ceux qui se prétendent ses représentants officiels'.

son, mais reconnaître par raison qu'il y a une Raison supérieure à la nôtre. » (Ollé-Laprune, La vitalité chrétienne, 1901, p. 330.) — Ces lignes étaient écrites quand nous avons reçu la brochure de M. Giraud: La philosophie religieuse de Pascal et la pensée contemporaine, Paris, 1904. L'auteur, avec son étendue d'information et sa pénétration habituelles, y soutient, sur l'influence de Pascal comme écrivain et comme apologiste, une thèse qui paraît en contradiction avec celle que nous indiquons ici. Mais c'est qu'il ne veut voir, en Pascal, que le peintre le plus profond du trouble qu'introduit dans l'âme le souci de sa destinée, et comme le représentant le plus éloquent de l'orthodoxie catholique. Il choisit dans Pascal; en particulier il sépare complètement les Pensées des Provinciales sur lesquelles, dans les notes de son cours très brillant et très complet sur Pascal, il avait déjà émis des réserves un peu hardies et même dangereuses (cf. Pascal, 2o édit. 1900, p. 96, où il se transforme en auteur grave pour réhabiliter la légitimité probable du vol domestique). Mais précisément les Pensées, si elles ne s'éclairent pas par les Provinciales et si elles ne justifient pas par elles, c'est l'Apologétique de qui l'on voudra, sauf de Pascal lui-même. Qu'on se rappelle ces lignes du manuscrit : « Il y a une seule hérésie qu'on explique différemment dans l'Église et dans le monde. » (Fr. 933.) Les Apologistes d'aujourd'hui sont hérétiques pour les Jansénistes, et les Jansenistes sont hérétiques pour eux; si les uns sont élus, les autres sont réprouvés ; ils ne se rencontreront pas dans le ciel, parce qu'ils n'ont pas parlé la même langue sur la terre, alors même, alors surtout qu'ils emploient les mêmes mots de croyance, d'intuition ou de sentiment. Il ne faut pas rogner les ongles du lion. Pascal a lutté toute sa vie contre des chrétiens qui se sentaient de bonne foi, ne evacuetur crux Christi; l'historien de Pascal, qui ne veut être qu'historien, est obligé de se séparer d'amis et d'admirateurs des Pensées dont le zèle et les intentions sont au-dessus de tout soupçon, ne evacuetur ingenium Pascalis.

1. On hésite à indiquer ici des noms qui ne traduisent sans doute qu'une impression personnelle. Mais invinciblement, et malgré tant

Pour avoir porté trop haut l'exigence de Dieu, Pascal demeure sans postérité philosophique, sans postérité religieuse. L'hommage que nous lui devons n'est pas de transformer en émule ou en disciple quiconque n'a pas été indifférent ou étranger à l'ascendant de son génie, c'est d'oser le suivre sur le rocher solitaire qui est un des sommets spirituels de l'humanité.

de réserves graves, on songe à Lamennais et aux Paroles d'un Croyant, à Tolstoï et à la Lettre au Synode; on songe surtout à ce Sören Kirkegaard que M. Delacroix nous a fait entrevoir comme un esprit de la race de Pascal. Tout dans Sören Kirkegaard manifeste cette remarquable parenté, depuis les titres de ses ouvrages: La maladie à la mort, l'Exercice dans le christianisme, jusqu'à sa conception de la religion scandale et désespoir, jusqu'à ses âpres attaques contre ceux qui vont en vêtements longs. Cf. la monographie d'Harald Höffding (Stuttgart, 1891) au ch. v, et l'article de Delacroix (Revue de métaphysique et de morale, année 1900, p. 475).

II

La superstition des genres littéraires avait entraîné l'assimilation des fragments posthumes de l'Apologie aux Maximes détachées de La Rochefoucauld ou de la Bruyère, et Pascal a été longtemps rangé parmi les moralistes. La superstition des règles scolastiques a souvent empêché Pascal d'être considéré comme un philosophe. Sans doute, si nous nous réservons de définir la philosophie par une certaine méthode rationnelle et positive de démonstration, nous nous autorisons à nier que Pascal soit un philosophe; mais de quel droit astreindre Pascal à des conventions qui viennent de nous, et qui ne regardent que nous? La philosophie veut être, selon la formule de Leibniz, un enchaînement de vérités. Tout homme est philosophe qui a su dominer, et ramener à l'unité, l'ensemble de ses conceptions scientifiques, psychologiques, sociales et religieuses. Pascal a-t-il parcouru, par un progrès de pensée dont il a déterminé les étapes, l'intervalle qui sépare l'expérience du Puy-de-Dôme et le miracle de la Sainte-Épine? a-t-il relié l'une à l'autre, pour en faire l'objet d'une même synthèse, la conduite de l'homme dans le monde et la conduite de Dieu vis-à-vis de son

Église? A-t-il, en un mot, conçu dans son intégralité le monde intellectuel? S'il l'a fait, il y a lieu de décrire le

monde de Pascal, comme on ferait pour le monde de Malcbranche ou de Spinoza, de Schopenhauer ou de Hegel.

LA VÉRITÉ

A la base du monde intellectuel, est l'affirmation de la << grandeur » et de la « dignité » que la pensée donne à l'homme. La pensée tend au vrai; elle ne pourra se reposer que dans la sécurité d'une possession légitime. Aussi lui faut-il la vérité intégrale et irrécusable. Pour décider si l'homme est capable de l'atteindre, il importe donc de savoir quelle serait cette vérité, par quelle méthode elle se formerait. Une telle description n'aura peut-être qu'une valeur idéale; tout au moins elle nous fournira les conditions que la raison requiert avant de se déclarer convaincue. Ces conditions, Pascal les détermine avec une rigoureuse précision dans les Réflexions sur la géométrie qui paraissent postérieures à sa conversion définitive. « Le véritable ordre » qui seul satisferait la raison, la méthode d'infaillibilité d'où sortirait la certitude absolue, consiste à « définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. » Sur ce principe repose l'idée maîtresse qu'il se fait de la vérité, le criterium auquel il va mesurer toutes les tentatives effectives de l'homme pour parvenir au vrai.

Or parmi ces tentatives la géométrie doit être considérée la première; c'est elle qui présente de l'art de définir et de l'art de démontrer l'exemple le plus accompli, c'est sur elle que toutes les autres sciences humaines doivent prendre modèle. « Ce qui passe la géométrie nous surpasse.» Cependant la géométrie ne satisfait pas d'une manière complète aux exigences de la méthode ra

tionnelle. Elle définit et elle démontre, de la façon qu'il faut définir et démontrer; mais elle n'est pas capable de définir tout et de démontrer tout. Les premiers termes supposeraient d'autres termes qui auraient à leur tour besoin d'être définis, les premières propositions supposeraient d'autres propositions qui auraient à leur tour besoin d'être démontrées. La raison humaine se sent faite pour l'infini; il faut pourtant qu'elle s'arrête à des mots primitifs et à des principes irréductibles, il faut donc qu'elle s'avoue impuissante à réaliser la perfection de l'ordre qu'elle avait conçu. Sans doute cette impuissance n'est pas un obstacle pour le géomètre ; il se sent soutenu par un instinct qui lui fait apercevoir, avec une clarté supérieure à toute explication logique, les principes auxquels devra se suspendre la chaîne des définitions et des démonstrations; il y a un esprit géométrique qui équivaut à une intuition du cœur. Mais la méthode géométrique n'en reste pas moins en défaut aux yeux de la raison qui réclame une justification infaillible; en dévoilant l'incertitude des axiomes, l'impossibilité d'établir des définitions pour les termes primitifs, la raison se condamne elle-même au pyrrhonisme3; si dans la pratique et pour le savant la géométrie est certaine, théoriquement et pour le philosophe, elle n'est pas convaincante. Dès lors, s'il advient qu'il y ait contestation sur les principes de la géométrie, comment trancher le débat? A qui n'accepte pas la proposition suivante de l'arithmétique: «< retranchez

1. « L'homme qui n'est produit que pour l'infini. » (Fragment d'un traité du vide.)

2. Fr. 1 et 282.

3. Entretien avec M. de Saci.

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