Page images
PDF
EPUB

SUR

LA PHILOSOPHIE MORALE AU XIX SIÈCLE

I

LES PRINCIPES DE LA MORALE POSITIVISTE

ET LA CONSCIENCE CONTEMPORAINE

Par GUSTAVE BELOT.

Professeur au lycée Louis-le-Grand.

La philosophie morale et politique d'A. Comte est moins bien connue et moins attentivement étudiée que sa philosophie scientifique. Celle-ci a obtenu d'emblée un grand retentissement, et, bien que cette philosophie de la science nous paraisse fort éloignée de l'esprit de la science moderne', c'est sur elle encore que s'est surtout portée l'attention des historiens et des théoriciens qui ont depuis quelque temps renouvelé l'étude du Positivisme. La philosophie pratique d'A. Comte ne me semble pas, au contraire, avoir en dehors d'un groupe zélé, mais étroit, de fidèles adeptes, obtenu tout l'intérêt qu'elle mérite. On dirait qu'elle continue à souffrir de la critique vraiment dure et même peu équitable, en tout cas très superficielle, qu'en ont faite Littré et Stuart Mill.

1. Voir sur ce point notre étude sur l'Idée et la Méthode de la Philosophie scientifique chez A. Comte (Congrès de Philos., t. IV, p. 413).

PHILOSOPHIE MORALE.

I

[ocr errors]

Ce discrédit serait pourtant, selon nous, aussi peu justifié au moins que le prestige de la partie scientifique du système. Sans doute, si celle-ci ne s'est pas trouvée confirmée par l'évolution scientifique contemporaine, il s'en faut, nous le verrons, que les formules morales de Comte s'accordent avec la plupart des principes les plus généralement acceptés parmi nous. On peut croire cependant que le moraliste y trouvera une matière plus riche, une substance moins épuisée. Leur désaccord partiel avec notre conscience est lui-même fécond et propre à nous faire réfléchir. Les conceptions scientifiques dépassées ne peuvent plus d'ordinaire rendre que d'assez médiocres services. Il semble que les idées morales ne meurent jamais ni si vite ni si complètement. En raison même de la lenteur du progrès moral, il n'en est guère qui ne continuent longtemps à être valables dans quelque région de la vie morale; et, lors même qu'elles ne sont plus admises à régler l'action, elles peuvent encore utilement venir en aide à la conscience. Prises en elles-mêmes les conceptions morales d'A. Comte conservent donc, selon nous, un très réel intérêt.

D'ailleurs, au point de vue strictement historique, elles mériteraient de nous arrêter. Car il ne faut pas perdre de vue que pour A. Comte, lui-même, la philosophie pratique était la partie essentielle et la raison d'être de tout le système. Il est donc impossible, sans injustice, de les négliger pour apprécier l'ensemble et il est très singulier que les premiers disciples ou apologistes de Comte aient cru servir sa mémoire et consolider sa philosophie en mettant de côté précisément ce à quoi il tenait le plus, toute cette philosophie pratique qui, quelle qu'en soit la valeur intrinsèque,

explique et même excuse en partie les lacunes et les faiblesses de sa théorie de la science.

Si, enfin, laissant de côté l'organisation du système nous en venons à considérer la personne même du philosophe, nous ne pouvons nous défendre de cette impression que c'est dans le domaine moral et non dans celui de la science que son autorité s'impose le mieux. Ce n'est pas diminuer A. Comte que de constater qu'il n'a pas fait par lui-même œuvre de savant. J'ai ouï dire, sans être à même d'en juger, que même dans la science qui lui était la plus familière, en mathématiques, ses conceptions sont insuffisantes, et l'on sait de reste combien, dans les autres domaines, loin d'avoir contribué au progrès scientifique, il fut peu ouvert aux idées et même aux découvertes de la science de son temps. On peut dire, au contraire, que sa personnalité même confère à ses idées morales' (je n'ai pas l'intention d'étudier ici ses théories proprement politiques) une réelle autorité. Il fournit une preuve vivante de la possibilité d'une morale toute positive, sans théologie ni métaphysique. A. Comte fut réellement un grand caractère, d'une élévation et d'un désintéressement exceptionnels. Les prétentions mêmes et l'orgueil qu'on pourrait être tenté de lui reprocher allaient à sa fonction beaucoup plutôt qu'à sa personne.

I. On trouve, chez Comte lui-même, le souci de donner à sa doctrine la sanction et l'autorité d'une moralité personnelle inattaquable. « Venant régler la vie humaine en y faisant toujours prévaloir le perfectionnement des sentiments, nous sommes finalement certains du succès si notre propre existence est le premier et permanent objet du régime que nous prêchons. Sans cette épreuve décisive le public rendrait notre doctrine responsable de nos torts personnels... » (Lettres de A. Comte à H. Edger, publiées par J. Lagarrigue, p. 38.)

Sa volonté fut d'une énergie et d'une constance peu communes. Sa conscience fut, à sa façon, empreinte de pureté et de spiritualité, absolument exempte surtout de ce matérialisme pratique, de ce prosaïsme moral auquel on pense d'ordinaire quand on parle d'un <<< homme positif ». Elle fut soumise à une discipline d'autant plus remarquable qu'elle ne s'appuyait sur aucune autorité extérieure et qu'elle émanait directement de sa propre initiative morale. Je n'hésite pas à dire que, sans en faire, comme Kant, la théorie abstraite, Comte a senti aussi vivement que lui le devoir, la valeur de la règle qu'on s'impose, contre l'entraînement de la passion, de l'autonomie d'une volonté inflexible dans ses propres résolutions. Sans jamais séparer le devoir de la conduite sociale, il estimait à son juste prix l'ordonnance intérieure de la personne. Sa vie témoigne pour ses principes.

I

On dira, je le sais bien : « Il n'y a là qu'un heureux illogisme, une louable inconséquence. Cette conscience valait mieux que ses principes. Car sur quoi pouvaitelle fonder son devoir? >>

Je ne veux pas ici aborder la grosse question des rapports de la théorie et de la pratique en morale. Je pourrais demander seulement si une morale qui peut être ainsi vécue n'apporte pas, en cela même, la meilleure justification qu'on puisse requérir. Comte, en effet, réellement affranchi comme il était de tout dogme métaphysico-religieux, n'avait pas d'autre soutien de sa

volonté si ferme que l'idéal même qu'il s'était formé et les sentiments qu'il y rattachait.

Mais je vais plus loin et si l'on me demande sur quoi cette morale est fondée, j'oserai répondre que, au sens où l'on entend d'ordinaire ce mot, elle n'est pas fondée, et que c'est cela même qui fait sa supériorité sur bien d'autres. J'ajouterai que Comte a été ici bien servi par les caractères, les tendances mêmes de sa pensée qui, dans le domaine de la philosophie spéculative, ont pu faire sa faiblesse.

Tout d'abord cette ignorance même des problèmes critiques, qui paraît la plus grave infirmité de la philosophie positive de la science, s'est trouvée, suivant nous, non seulement plus excusable, mais vraiment heureuse sur le terrain de la morale. Elle a évité à Comte de se heurter à des problèmes insolubles et même illusoires.

La science suscite le problème critique et requiert un fondement parce qu'elle se propose pour objet la vérité, c'est-à-dire précisément ce que nous ne créons pas, mais que nous découvrons, ce dont nous ne fabriquons pas le contenu, mais tout au plus la formule, ce qui, par définition, est supérieur et extérieur non seulement à l'individu, mais à l'espèce elle-même. Le tort de Comte, ici, est de ne considérer justement la science que comme un produit historique de l'espèce humaine.

Mais la morale est dans une tout autre situation. La morale, il est très raisonnable de prétendre que c'est l'humanité qui la fait, et qui la fait pour son propre usage. On ne voit pas de motif de chercher à la morale un autre fondement que cette volonté même de l'homme. On n'en voit même pas le moyen. Car demander un tel fondement extérieur et transcendant à la volonté

« PreviousContinue »