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jouit par la Justice d'une recrudescence perpétuelle de santé, de beauté, de génie et d'honneur.

Le progrès embrasse toutes les puissances de l'humanité; il ne peut pas ne les pas embrasser toutes puisqu'elles sont solidaires ou il est universel, ou il n'est pas.

-Seconde question: Où nous conduit la liberté, par ce perfectionnement indéfini?

Nous l'avons dit ailleurs, l'œuvre de la liberté est l'idéalisation de l'être humain et de son domaine. Elle va à la fraternité universelle, à l'unité humanitaire, à l'harmonie générale des puissances de l'homme et des forces de la planète. L'âge religieux, dont la fin prochaine s'annonce par tant de signes, a été l'âge de la lutte, pendant lequel l'héroïsme du combat et l'enthousiasme du martyre ont tenu lieu de félicité. L'âge de Justice, dans lequel nous entrons, sera une ère de science et de sérénité. L'homme est créé, disait un ancien, pour admirer les œuvres de Jupiter. Ce sage devinait l'ère de la Justice.

Et après? Fourier a écrit que lorsque la terre serait en harmonie nous entrerions en rapport avec les habitants des autres planètes qui composent notre système, et par ceux-ci avec les habitants de toutes les sphères qui circulent dans l'infini. Alors, dit-il, commencera l'humanité universelle, directrice des mondes, manifestation de l'esprit libre, lequel n'aura plus qu'à se mettre en rapport avec l'esprit latent, dont il est le medium, pour se reconnaître définitivement comme organisateur souverain, omnipotent, omniscient, infini, éternel, Absolu des absolus, en un mot, DIEU.

Pour moi, dont l'intellect fléchit sous ces conceptions sublimes, je puis du moins, à ceux de mes lecteurs que le néant et l'éternité inquiètent, répondre une chose à laquelle ces Etudes ont dû les préparer : Plus vous réaliserez en vous et autour de vous la Justice, plus, d'un côté, vous serez heureux de vivre, et moins, de l'autre, vous aurez peur de mourir.

CHAPITRE V

Confirmations historiques. - Idéalisme religieux : l'Église.

XXV. Tous les mouvements de l'âme peuvent se ramener à quatre catégories, le vrai, le juste, l'utile et l'idéal, correspondant aux quatre formes de l'activité humaine, la science, le droit, l'industrie et l'art.

M. Cousin ajoute à ces catégories le saint, faisant ainsi de la religion un ordre à part, l'analogue de la philosophie, de la poésie, de l'industrie, et de la Justice.

Cette catégorie du saint me semble inadmissible. C'est un composé de trois autres de la Justice, par la morale. que la religion enseigne et consacre, et qui seule lui donne son caractère vénérable; de la philosophie, par la métaphysique dont les conceptions servent à former la théologie; de la poésie ou de l'idéal, enfin, par le merveilleux, plus ou moins poétique, dont l'histoire sacrée s'environne. Ceux qui parlent de la religion comme d'une faculté ou puissance spéciale de l'âme, et qui à ce titre la déclarent indestructible, n'ont pas fait cette analyse, qu'il suffit, ce semble, de présenter, pour que la vérité en saute au yeux. Au commencement l'homme confond ces trois pensées, la pensée du vrai, la pensée du juste, la pensée du beau et du sublime, en une seule pensée qui est sa pensée religieuse : c'est pourquoi la philosophie, la législation, la poésie ne se distinguent pas d'abord du culte et de la théologie. Mais bientôt l'humanité, en se développant, sépare toutes ces choses elle poursuit la science en elle-même et pour les idées qu'elle donne de la nature, abstraction faite de toute notion divine; elle cherche les règles de la Justice et de la morale, pour le seul amour de la Justice et de la vertu, et sans aucune considération théologique; elle cultive l'art, enfin, la poésie et l'éloquence, par respect d'elle-même, et tellement en dehors de la pensée religieuse, que maintes fois celle-ci les a condamnés comme profanes, idolâtriques et impies. Or, la décomposition de la pensée religieuse ainsi

opérée, que reste-t-il? Que serait une religion, de laquelle seraient absentes la science, la morale, et l'idéal?...

Reste à déterminer l'importance de chacun de ces termes vis-à-vis des autres, le vrai, le juste, l'utile et l'idéal.

Selon nous, c'est la Justice qui est prépondérante : comme idée, elle implique vérité, utilité, idéalité même; comme loi, elle nous gouverne et se subordonne tout le reste. Car si tout ce qui est juste est nécessairement beau, utile et vrai, on ne peut pas dire réciproquement que tout ce qui est vrai, utile ou beau soit juste: or, en cas d'opposition, le choix n'est pas douteux, à la Justice appartient le commandement.

Cependant nous venons de voir (chap. IV) que ce n'est pas toujours ainsi que les choses se passent souvent il arrive, au contraire, par des causes que nous avons longuement développées, que la Justice est, pour ainsi dire, supplantée dans le cœur humain par l'idéal. On peut même dire que le premier mouvement, mouvement qui a sa source dans la liberté, est d'accorder à l'idéal la préémi

nence.

En effet, l'idéal étant, si je puis ainsi dire, l'apogée de l'idée, une représentation non pas adéquate, littérale, mais élevée, soit en beau, soit en laid, jusqu'à l'absolu, une conception archétype, enfin, on voit de suite comment l'idéal a été pris pour règle et modèle, bien plus, comment il est devenu l'expression et le sceau de la Justice, le critère du jugement. Quand le géomètre trace une figure, quand le marchand pèse ou mesure sa marchandise, quand le juge rend sa sentence, bien que chacun ait la certitude que ni la figure exécutée ne peut être parfaitement exacte, ni le poids ou la mesure parfaitement juste, ni le jugement absolument irréprochable dans sa teneur, tous trois cependant sont contents de leur œuvre, parce qu'ils la rapportent à un certain idéal de forme, d'exactitude et de Justice, qui leur sert mentalement de type, et dont ils ont la conscience de s'approcher le plus qu'ils peuvent. Dans tous ces cas, le juste et l'idéal sont tellement inséparables, que l'on peut dire que qui suit l'un suit l'autre, et que l'on ne saurait dire à qui l'on aimerait mieux avoir affaire, du géomètre, du négociant, du jurisconsulte, ou de l'idéaliste. Et cependant il saute aux yeux que si la Justice doit

être par tous rigoureusement obéie, ce n'est pas parce que la chose qu'elle nous commande est belle, c'est parce qu'elle est bonne.

Il y a encore une autre raison de cette prédominance accordée à l'idéal.

Alors même que nous nous déterminons pour le bien, avec la volonté arrêtée de ne faire que le bien, de ne suivre que le droit, de n'écouter que la conscience, nous ne pouvons nous dissimuler que jusque dans cet accomplissement du devoir nous éprouvons une jouissance idéaliste, nous sommes sollicités par un sentiment secret d'idéalité, j'ai presque dit de gloire. Dans la Justice comme dans l'égoïsme, en un mot, c'est l'idéal qui se manifeste en nous comme cause décisive et déterminante, c'est là qu'est le principe de notre héroïsme, de notre enthousiasme. Il n'est donc pas étonnant que l'idéal, la considération du beau, passe si souvent avant la considération du juste, que l'idéal ait été pris pour principe de la Justice, et que l'homme, en suivant les mirages du premier, ait pu se croire toujours fidèle à la seconde, alors même qu'il n'était plus conduit que par l'égoïsme. C'est justement l'erreur que commet la religion, lorsqu'elle nous enseigne, par la bouche de Fénelon et de tous les mystiques, que Dieu, le souverain idéal, veut être aimé pour lui-même, indépendamment de tout intérêt propre, même de toute vertu propre; lorsqu'elle nous crie, par la voix de l'Eglise entière, que l'homme est perverti en lui-même, lâche, laid, ignoble; qu'il est incapable par lui-même de toute pensée bonne, de toute Justice, de toute poésie; que Dieu seul peut laver son âme, lui rendre la beauté, lui faire goûter les délices du ciel; bref que toute la loi, toute la morale, toute la vie de l'homme, se résume à aimer Dieu, l'idéal absolu, de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, et le prochain, non pas autant que Dieu, mais comme lui-même seulement, en vue de cet idéal.

Tel est l'esprit de la religion : elle place la Justice en Dieu, parce que Dieu est le souverain idéal, la souveraine perfection, la souveraine beauté, la souveraine félicité; et elle fait dépendre de cet idéal le droit de l'homme, son devoir et sa dignité.

XXVI. Un peu de réflexion cependant nous montrera dans quel piége nous entraîne cette adoration de l'idéal. Logiquement et chronologiquement, l'idéal, de même que les concepts de substance, de cause, de temps, d'espace, naît en nous, à la suite de l'aperception sensible. Son existence, comme celle de l'absolu, est toute métaphysique, conceptualiste, toujours et nécessairement consécutive à l'impression des phénomènes.

Que l'idéal donc nous serve de mètre intellectuel pour l'estimation de la QUALITÉ des choses, il est dans son rôle; qu'il vienne comme moyen d'exciter la sensibilité, de passionner le cœur, d'aviver l'enthousiasme, à la bonne heure: l'erreur est de le prendre lui-même pour raison, principe et substance des choses, d'aspirer à sa possession comme d'une chose, ce qui est aussi absurde que de prétendre, à l'exemple de Pygmalion, fabriquer une femme avec une statue, faire couver à une poule des œufs de marbre, planter un jardin de fleurs artificielles, ou semer dans une forêt des glands de chocolat.

Produit de la liberté, l'idéal, par sa nature, dépasse toute logique et tout empirisme: est-ce une raison de lui subordonner la logique et l'expérience? Loin de là, l'idéal ne se soutient lui-même, ne marche et ne grandit, que par la connaissance de plus en plus parfaite de la raison des choses.

L'idéal, transformant en nous l'instinct obscur de sociabilité, nous élève à l'excellence de la Justice: est-ce une raison de prendre nos idéalités politiques et sociales pour des formules de jugement? Tout au contraire, cette Justice idéale est elle-même le produit de la détermination de plus en plus exacte des rapports sociaux, observés dans l'objectivité économique.

Ce n'est pas l'idéal qui produit les idées, il les épure; ce n'est pas lui qui crée la richesse, qui enseigne le travail, qui distribue les services, qui pondère les forces et les pouvoirs, qui nous peut diriger dans la recherche de la vérité et nous montrer les lois de la Justice: il en est radicalement incapable, il n'y sert que d'embarras, n'y produit que de l'erreur. Mais, le travail organisé, la richesse créée, l'Etat constitué, la science faite, le droit défini, l'idéal apparaît au sein de toutes ces créations

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