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La métaphysique a pour objet de recueillir ces conceptions à mesure qu'elles se produisent, de les coordonner, de formuler les règles de jugement qui en résultent et de signaler les sophismes qui les violent.

Il suit de tout cela :

a. Que, toute conception étant donnée à l'occasion des phénomènes, et la distinction de ceux-ci n'ayant pas de limite, le nombre des concepts est inassignable, et qu'il en est de la métaphysique comme des sciences d'observation, elle n'a pas de fin;

b. Que si, comme science des notions et des règles de jugement les plus générales, la métaphysique tient la tête des sciences, en tant qu'elle ne fait qu'enregistrer les données hypothétiques ou transcendantales de l'observation, elle apparaît comme une conclusion;

c. Qu'on peut juger de la science et même de la capacité expérimentale d'une époque par sa métaphysique, et réciproquement de sa métaphysique par l'état de ses connaissances; ce que confirme l'histoire de la philosophie, qui nous montre l'esprit humain, égaré par des observations mal faites, se donnant d'abord de fausses catégories, qu'il élimine ou rectifie ensuite par de nouvelles.

Telle est, dans sa simplicité souveraine, la métaphysique, autrement dite ontologie, et qu'on pourrait nommer encore théorie de l'absolu.

Mais si l'absolu n'est pas un rien, si c'est lui qui sert à la délimitation des sciences, à leur construction; s'il s'impose, comme postulé ou hypothèse, à toute notre logique; s'il est la condition sine quâ non de nos pensées et de notre être; si sa notion est la première qui entre dans l'entendement à la suite de l'analyse que l'homme fait des opérations de sa spontanéité, et la dernière qui en sorte; si l'on peut dire enfin, que, comme la première conquête de notre industrie est l'aperception de l'absolu, de même le progrès de notre savoir et de notre bien-être consiste à découvrir sans cesse de nouveaux absolus; il n'est pas moins vrai, comme l'a fait remarquer M. Babinet, que cet absolu ne saurait en aucun cas devenir l'objet direct de notre étude; qu'il est impossible à notre pénétration d'amener au grand jour cet inévitable sous-entendu; que nous ne pouvons par conséquent le comprendre dans notre

science, laquelle consiste exclusivement en description de phénomènes, formules de lois et de rapports, c'est à dire en tout ce qui sert à déclarer l'absolu, mais n'est pas l'absolu; et que notre erreur, notre folie, notre démoralisation commence juste à l'instant où nous prétendons franchir l'abîme qui nous en sépare.

Je ne reviendrai pas sur ce sujet, que M. Babinet a rendu si parfaitement intelligible, et que les plus simples, comme les plus subtils, saisissent à première vue. Je reprends la question au point où le savant académicien l'a laissée comment, forcés d'admettre l'hypothèse de l'absolu, nous délivrer de sa fascination?

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XIV. Dans les sciences physiques, où l'observation porte sur des phénomènes accessibles aux sens, renouvefables à volonté sans opposition de l'absolu, et auxquels il est toujours possible d'appeler des conclusions d'une fausse théorie, le caveat de Bacon est d'une facile observance, et il est rare que la métaphysique puisse être accusée des erreurs du savant. Les faits sont là, toujours prêts à rendre témoignage des rapports. Et pourtant que de théories se sont produites et se produisent tous les jours, pures anticipations de l'expérience, que l'expérience dément ensuite, et qui n'avaient d'autre raison que l'entraînement de l'esprit à se saisir de l'absolu!

Dans les sciences morales et politiques, c'est bien pis. Ici, non seulement l'observation ne porte pas sur des faits sensibles, car elle porte sur des sentiments et des idées; mais encore l'absolu ne reste pas, comme dans les phénomènes de la physique, inerte, passif, muet il est là, il répond à l'appel, il se nomme un moi, une personne, un citoyen, c'est l'esprit lui-même enfin, affirmant, niant, stipulant, se défendant, protestant, mentant de son mieux, et ne se laissant convaincre que par le témoignage d'autres absolus, sujets eux-mêmes à mentir, ou par la contradiction de ses propre actes, que rien ne le peut contraindre à reproduire, s'il ne veut pas les produire.

Qu'est-ce, en effet, que ce que nous appelons une personne? Et qu'entend cette personne, lorsqu'elle dit : Mor? Est-ce son bras, sa tête, son corps, ou bien sa passion, son intelligence, son talent, sa mémoire, sa vertu, sa con

science? Est-ce aucune de ses facultés? Ou bien est-ce la série ou synthèse de ses facultés, physiques et animiques? C'est tout cela, d'abord, d'après la cinquième acception du mot absolu (voir page 24), et c'est mieux encore que tout cela. C'est son essence intime, invisible, qui se conçoit elle-même comme existence supérieure, liberté souveraine, dominant de haut ses facultés, en disposant arbitrairement; qu'on ne saisit nullement dans l'intégrité du sujet observable; qu'on ne convainc jamais entièrement par des arguments tirés de la raison pure ou des rapports des choses, qu'il faut encore réduire en l'opposant à ellemême en un mot un absolu, et un absolu qui non seulement se pose, mais un absolu qui sent, qui voit, qui veut. qui agit, et qui parle.

Cela semble extraordinaire : au fond, rien de plus rationnel. L'être qui pense l'absolu, qui le rêve, qui le cherche, qui le conclut à tout propos, qui s'en prévaut dans ses raisonnements et sans cesse s'y refere dans ses classifications, qui le sous-entend dans chacune de ses pensées, comment cet être ne se poserait-il pas lui-même en absolu, et n'aspirerait-il pas à en exercer les prérogatives? Tout ce qui tient de l'homme est absolu, où, ce qui revient au même, tend à l'absolu. La liberté est absolue, la propriété absolue, l'autorité absolue, la religion absolue; le pouvoir veut être absolu, l'Eglise se dit absolue et infaillible, l'amour et l'amitié aspirent à l'absolu. Quoi de plus absolu encore que l'honneur, la gloire, l'ambition, la volupté? J'allais oublier l'une des plus grandes révélations de l'absolu, celle qui a pour but de le rendre sensible par l'idéalité des objets, l'art.

En vertu de cet absolutisme qui lui est inné, l'homme tend constamment, dans sa conduite, à s'élever au dessus de toute loi; dans son langage, à changer les rapports des choses, à en modifier la réalité, à en fausser l'exactitude. Jamais son idée n'est adéquate à la vérité du phénomène, et son expression s'en écarte encore davantage, Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de l'abondance de son absolutisme, il façonne, modifie, torture les faits, les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsifications humaines, principe que n'avaient garde d'apercevoir

ni Spinoza, ni aucun de ceux qui, ayant à rendre témoi gnage à la vérité, commencent, sous une forme ou sous une autre, par un acte de foi à l'absolu.

XV. Or, si le physicien doit se méfier de l'absolu que lui révèlent ses expériences, qui ne lui dit rien, qui ne lui résiste pas, qui n'a garde de le menacer ou de le séduire, et qui cependant l'induit en erreur, à combien plus forte raison le philosophe, qui cherche la loi des rapports sociaux, doit-il se prémunir contre un absolu prêt à le provoquer, à le frapper; qui, non content de poser en loi son bon plaisir, tient à offense qu'on recherche ses actes, qu'on scrute ses intentions, qu'on pèse ses motifs, qu'on évalue son mérite, qu'on discute ses idées, qu'on appelle de ses jugements, qu'on demande l'explication de ses paroles?

Fanatiques qui cherchez l'absolu dans un monde imaginaire, qui l'évoquez par des médiums, qui croyez l'entendre frapper à vos portes et à vos vitres, le voilà devant vous, prêt à vous répondre. Laissez les morts dans leur repos ils ne vous apprendront jamais rien; que pourraient-ils vous dire de plus que les vivants?

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Généralement, la considération qui s'attache à l'homme, soit le respect de l'absolu dans la personne du prochain, est proportionnelle à ses facultés, à sa réputation, à sa fortune, à son pouvoir. Nous sommes ainsi faits que nous supposons toujours l'absolu en raison du phénomène, l'être en raison du paraître. C'est ce respect, plus ou moins fondé, de l'absolu humain, qui engendre dans la société les acceptions de personnes, les priviléges, passe-droits, faveurs, exceptions, toutes les violations de la Justice, et jusqu'aux variations insolentes de la politesse. C'est lui qui fait qu'on ajoute plutôt foi au témoignage d'un homme en place qu'à celui d'un manouvrier; lui qui a créé le célèbre argument, Magister dixit; lui, enfin, qui sert de prétexte à la plupart des inégalités sociales.

Ce n'est pas que je veuille nier qu'en certains cas il n'existe une présomption légitime en faveur du savant contre l'ignorant, de l'homme intègre contre le repris de justice. Je dis seulement que hors ces certains cas, ladite présomption, reposant sur une donnée indiscutable, hors de contrôle, est aveugle et irrationnelle de sa nature;

qu'elle n'a d'autre valeur que celle d'un calcul de probabilités, qu'elle tient du hasard plus que de la certitude, en un mot qu'elle est de l'absolu, non de l'expérience.

Si donc la place que tient cette considération de l'absolu dans les jugements humains, dans les relations humaines, est immense; si elle affecte toute la morale, au point de la faire varier, suivant l'expression de Pascal, à chaque degré du méridien; si elle fait osciller sans cesse la Justice, n'est-il pas vrai que, croyants ou athées, physiciens ou théologues, nous avons besoin, pour les choses de l'ordre moral, d'un correctif particulier, qui, éliminant de nos motifs l'absolu, principe de nos erreurs, nous ramène à l'équation véritable?

XVI. -Incarné dans la personne, l'absolu, avec une autocratie croissante va se développer dans la race, dans la cité, la corporation, l'Etat, l'Eglise; il s'établit roi de la collectivité humanitaire et de l'universalité des créatures. Parvenu à cette hauteur, l'absolu devient DIEU. Qu'il me suffise de rappeler ici les termes de cette déification. L'homme a le sentiment de sa propre dignité.

Cela revient à dire que seul, entre tous les êtres, l'homme se sent comme absolu.

Ce sentiment qu'il a de lui-même est le point de départ de la Justice, qui n'est autre que le sentiment de notre dignité en autrui, et réciproquement de la dignité d'autrui en notre propre personne; sentiment qui nous déborde par conséquent, et qui, bien qu'intime et immanent à notre personnalité, semble l'envelopper et toute personnalité avec elle.

La Justice aperçue, plus grande que le moi, bien qu'elle ait sa racine dans le moi, l'homme, en vertu de sa conceptivité métaphysique, tend à lui créer un sujet proportionnel essence absolue par conséquent, semblable à lui, mais supérieure à lui; invisible, spirituelle, idéale, pure, parfaite, pensante aussi, mais d'une pensée plus haute; agissante encore, mais d'une activité souveraine; à tous. ces titres, digne de religion. Pour beaucoup de gens, l'anthropomorphisme est un prétexte de nier la Divinité; je déclare, quant à moi, que j'y trouverais plutôt un motif de foi, L'homme n'est-il donc pas ce qu'il y a de plus grand

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