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immorales. Elles changent totalement la notion de loi, en faisant de la loi non plus le rapport ou la raison des choses, mais le statut arbitral de la volonté de l'homme. Pour être dans le vrai, le législateur, théiste, panthéiste, fataliste ou optimiste, devrait dire :

Toute loi de la nature, c'est à dire tout rapport naturel et nécessaire des choses, est loi pour l'homme, et cela seul est loi.

Or, le rapport des choses étant invariable, à quelque époque que surgisse le débat, ce rapport oblige, indépendamment de la connaissance de l'homme et de son acquiescement.

Donc, tout litige sera réglé, tout crime ou délit réprimé et réparé d'après la loi des choses : le libre arbitre n'a rien à y voir, la société rien à redire.

Pourquoi donc le législateur procède-t-il d'une façon contraire? Pourquoi pose-t-il la loi comme SIENNE, acte de sa volonté pure, prescrit de son bon plaisir et commandement de son autorité?

Ah! c'est que la liberté est supérieure au monde et à ses lois, et qu'elle ne peut être tenue de faire état de ces lois qu'autant qu'elle s'y est engagée vis-à-vis d'elle-même un libre serment,

par

Voilà pourquoi, dans la question des bulletins électoraux, la Cour de cassation, GÉNÉRALISANT là où le texte de la loi n'avait fait que spécifier, fut irréprochable quant à la logique, qui répugne à admettre des exceptions dans une loi, mais fautive quant à la pratique législative et judiciaire, qui, tout en marchant à l'universel, ne statue cependant que sur des cas spéciaux, et ne reconnaît comme défendu que ce qui a été déclaré tel par la loi, expression synallagmatique de toutes les libertés individuelles.

Qu'est-ce, en effet, que la loi ou le contrat social?

Une déclaration d'exception vis-à-vis d'un objet déterminé, les parties contractantes se réservant pour le reste liberté pleine et entière; une limite posée, pour un cas spécial, au libre arbitre. Bertrand du Guesclin et Olivier de Clisson, faisant entre eux un pacte de chevalerie contre tous ceux qui peuvent vivre et mourir, hormis le roi de France et le duc de Bretagne, sont une image de cet absolutisme de la liberté.

Vous parlez de système social: quel système pourrait

III.

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sortir jamais d'un pareil contrat? Aucun. A mesure que la liberté traite, elle se multiplie par le droit : voilà tout. Auparavant, chacun des deux guerriers, isolé sur la terre, valait comme un; maintenant il peut se dire fort comme deux. Qu'il en vienne un troisième, un quatrième, un millième, ce sera toujours la même chose la liberté veillera seulement à ce que cette équation répétée, qui multiplie sa puissance, ne dégénère pas en un fatalisme qui la subalternise.

XLVI. Résumons toute cette théorie.

1. Le principe de la nécessité ne suffit pas seul à l'explication de l'univers : il impliquerait contradiction.

2. La conception de l'Absolu absolu, qui sert de base à la théorie spinoziste, est donc aussi, comme principe d'explication de la nature et de l'humanité, et point de départ d'une doctrine morale, inadmissible: elle est en contradiction avec son objet, qui serait de faire réagir l'homme, par la vertu des idées seules, contre le courant de la fatalité qui l'entraîne, et ne peut être considérée que comme une donnée métaphysique servant aux hypothèses et aux raisonnements du philosophe, mais qui doit être abandonnée dès que l'expérience où la morale lui sont contraires, ce qui est précisément le cas.

3. La conception panthéistique de l'univers, ou d'un monde le meilleur possible servant d'expression (nature naturée) à l'Absolu absolu (nature naturante), est également illégítime elle conclut en sens contraire des rapports observés, qui, par leur ensemble et surtout par leur détail, nous montrent le système des choses sous un aspect tout différent.

Ces trois négations fondamentales appellent un principe complémentaire, et ouvrent le champ à une théorie nouvelle, dont il ne s'agit plus que de trouver les termes.

4. La liberté, ou le libre arbitre, est une conception de l'esprit, formée en opposition de la nécessité, de l'Absolu absolu et de l'harmonie préétablie ou du meilleur monde, dans le but de rendre raison des faits que le principe de la nécessité, assisté des deux autres, n'explique pas, et de rendre possible la science de la nature et de l'humanité.

5. Or, comme toutes les conceptions de l'esprit, comme la nécessité elle-même, ce nouveau principe est frappé d'antinomie, ce qui veut dire que seul il ne suffit pas non plus à l'explication de l'homme et de la nature: il faut, suivant la loi de l'esprit, qui est la loi même de la création, que ce principe soit adossé à son contraire, la nécessité, avec laquelle il forme l'antinomie première, la polarité de l'univers.

Ainsi la nécessité et la liberté, antithétiquement unies, sont données à priori, par la métaphysique et l'expérience, comme la condition essentielle de toute existence, de tout mouvement, de toute fin, partant de tout savoir et de toute moralité.

6. Qu'est-ce donc que la liberté ou le libre arbitre? La puissance de collectivité qui résulte de la réunion, dans un même être, de l'organisme, de la vie, de l'intelligence, et de toutes les affections, passions, idées, qu'ils engendrent. Par elle l'homme, matière, vie, esprit, s'affranchit de toute fatalité physique, affective et intellectuelle, se subordonne les choses, s'élève, par le sublime et le beau, au delà des limites de la réalité et de l'idée, se fait un instrument des lois de la raison comme de celles de la nature, assigne pour but à son activité la transfiguration du monde à l'instar de la sienne propre, et se donne à lui-même sa gloire pour fin.

7. D'après cette définition de la liberté on peut dire, en raisonnant par analogie, qu'en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l'être, en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapprochera du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l'homme même, le libre arbitre se montre d'autant plus énergique que les éléments qui l'engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. C'est pour cela que l'histoire, réductible en système par son côté fatal, se montre progressive, idéaliste, supérieure à toute théorie, par le côté du libre arbitre, la philosophie de l'art et la philosophie de l'histoire ayant cela de commun que la raison des choses qui leur sert de critère est néanmoins impuissante à expliquer la totalité de leur contenu.

XLVII. La voilà, cette liberté révolutionnaire, si longtemps maudite, parce qu'on ne la comprenait pas, parce qu'on en cherchait la clef dans les mots au lieu de la chercher dans les choses; la voilà, telle qu'une philosophie inspirée d'elle seule devait enfin la fournir. En se révélant à nous dans son essence, elle nous donne, avec la raison de nos établissements religieux et politiques, le secret de notre destinée.

Oh! je comprends, monseigneur, que vous ne l'aimiez pas, la liberté, que vous ne l'ayez jamais aimée. La liberté, que vous ne pouvez nier sans vous détruire, que vous ne pouvez affirmer sans vous détruire encore, vous la redoutez comme le Sphinx redoutait Edipe : elle venue, l'Eglise est devinée; le christianisme n'est plus qu'un épisode dans la mythologie du genre humain. La liberté, symbolisée dans l'histoire de la tentation, est votre antichrist; la liberté, pour vous, c'est le diable.

Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t'embrasse, que je te serre sur ma poitrine! Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles ni bonnes; mais elles seules donnent un sens à l'univers et l'empêchent d'être absurde. Que serait, sans toi, la Justice? une idée, un instinct, peut-être; la raison? une routine; l'homme? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail; tu ennoblis la richesse, tu sers d'excuse à l'autorité, tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit! Je n'ai à ton service qu'une plume: mais elle vaut des millions de bulletins. Et je fais vœu de ne la poser que lorsque les jours chantés par le poète seront revenus:

Vous traversiez des ruines gothiques :
Nos défenseurs se pressaient sur vos pas;
Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques
Mêlaient leurs chants à l'hymne des combats.
Tout s'agitait, s'armait pour la défense;
Tout était fier, surtout la pauvreté.
Ah! rendez-moi les jours de mon enfance,
Déesse de la Liberté !

NEUVIÈME ÉTUDE

PROGRES ET DÉCADENCE

A SON ÉMINENCE

MONSEIGNEUR LE CARDINAL MATTHIEU
ARCHEVÊQUE DE BESANÇON

MONSEIGNEUR,

Lorsque le 17 juin 1789, quarante-cinq jours après l'ouverture des états généraux, la noblesse et le clergé refusant de se rallier aux communes, la cour repoussant le vote par tête, l'abbé Sieyès jugea que le moment était venu d'en finir, comme un capitaine qui donne à ses matelots le signal du départ, il dit: Coupez le câble!

A ces mots, les députés du tiers se constituent en assemblée nationale, déclarent toute réunion d'états tenue hors de leur sein illégale et séditieuse, et par cet acte de vigueur, abandonnant les deux ordres réfractaires, la royauté mal intentionnée et toute la société traditionnelle, ils inaugurent solennellement le nouvel ordre de choses. De ce moment la nation fut en marche.

Trois jours après, les députés confirment leur résolution par serment: la France jure avec eux. Le 14 juillet, la Bastille est prise; le 4 août, la féodalité signe son abdication; le 6 octobre, la royauté est traînée à Paris. La Révolution allait... Elle va toujours.

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