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CHAPITRE II

Difficulté d'appliquer l'hygiène intellectuelle aux sciences morales et politiques.

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X. Ainsi, au témoignage des savants, témoignage le plus grave qui puisse être invoqué en cette matière, la cause première de nos erreurs, en quelque ordre de connaissance que ce soit, par suite la source de toutes les déceptions, illusions, mensonges, prestiges, superstitions, utopies, jongleries et mystifications dont nous sommes victimes, est dans l'abus de la métaphyque, c'est à dire dans la considération de l'en soi des choses, de ce qui dans les choses est au delà du phénomène et de ses rapports, en un mot de l'absolu.

En conséquence, le remède à l'erreur, préservatif contre le mensonge, règle d'hygiène pour l'esprit, consiste, d'après les mêmes savants, à reconnaître, pour le besoin de notre logique, l'absolu, puis à l'éliminer de nos conclusions, de telle sorte que, l'absolu posé, le jugement ne porte plus que sur des rapports: c'est ce que les sciences naturelles, pour leur part, démontrent aujourd'hui avec éclat.

Fort du principe et de l'exemple, appuyé d'ailleurs sur une critique rigoureuse de la notion de Justice et de ses applications aux diverses catégories d'intérêts, je conclus, par analogie, que le remède à la corruption des mœurs, par suite le préservatif de la vertu et de la liberté humaine, en tant qu'elles dépendent d'une bonne direction de l'esprit, consiste également à éliminer de nos spéculations sur l'ordre moral l'absolu, ce qui veut dire la théologie tout entière, en un mot la religion.

L'Eglise, dont le système repose sur l'adoration de l'Étre absolu, a senti elle-même la nécessité d'un caveat contre les aberrations de l'idée absolutiste. Ce qu'elle craint le plus, dans la dévotion qu'elle recommande, ce sont les prophéties, les miracles, les mystères, tout ce qui ressemble à son propre surnaturalisme.

Toute morale, selon l'Eglise, étant fondée sur la reli

gion, et toute religion étant le produit de la conception de l'absolu, il s'ensuit que l'homme est d'autant plus exposé à l'illusion que la religion, soit l'idée de l'absolu, occupe plus de place dans sa pensée; que par conséquent plus sa religion est grande, plus il a besoin d'être tenu en garde contre elle, ce qui ne se peut faire qu'à la condition que l'autorité religieuse pose des bornes à sa propre influence, qu'elle dise aux âmes: Vous irez jusque-là dans votre dévotion, vous n'irez pas plus loin!

Telle est aussi, comme nous verrons, la prétention de l'Eglise, de toutes ses idées la plus singulière. Après avoir ouvert la porte à l'illusion, en introduisant, comme sujet et caution de la Justice, l'absolu dans la morale, elle a cru pouvoir empêcher l'illusion en la circonscrivant dans de certaines limites, dont la théologie a le secret.

La raison révolutionnaire repousse énergiquement cet amphigouri. Elle n'admet pas que trop d'absolutisme nuise à l'absolu et qu'un peu de positivisme lui soit nécessaire, ni, au rebours, qu'une teinte de mysticisme rende la science plus certaine et la conscience plus morale. En conséquence elle tend de tous ses efforts à éliminer, tout au moins à neutraliser absolument l'absolu.

Quoi qu'il en soit de cette diversité des deux méthodes, que nous jugerons bientôt, la Révolution et l'Eglise, ne différant entre elles que du tout à la partie, sont d'accord sur l'essentiel qu'il y a nécessité pour l'homme de maîtriser en lui, par la raison, la pensée de l'absolu. Là est la grande affaire, Hoc opus, hic labor est, dont la difficulté, comme on va voir, n'est pas petite.

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XI. Aux personnes qui se livrent exclusivement à l'étude des sciences naturelles et de leurs applications à l'industrie, il semble que rien ne soit plus aisé que de purger son entendement des conceptions transcendantales, et, comme on fait de la physique, de la chimie et de la médecine sans songer à l'absolu, de faire aussi du droit, de la politique, de l'économie, sans tomber dans la religion.

Aug. Comte, dont l'Europe admirait la raison si ferme et le vaste savoir, préparé de longue main par une étude approfondie des sciences naturelles, était tombé dans cette

erreur; et c'est merveille de voir avec quelle confiance le fondateur de la philosophie positive invite ses disciples à écarter de leur esprit tout théologisme, toute ontologie, et sans plus de façons à entrer dans la science. En lisant ce réformateur décisif, je ne puis m'empêcher de penser à certain personnage de Molière, débitant le fameux sonnet Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie.

Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie.

Faites-la sortir, quoiqu'on die,
De votre bel appartement,
Où cette ingrate insolemment
Attaque votre belle vie,

Et sans marchander davantage
Noyez-la de vos propre mains.

M. Comte s'imaginait apparemment qu'il suffit de dire à la métaphysique: Partez ! et à la théologie : Allez-vous-en! pour qu'elles déguerpissent. Malheureusement il n'en est rien; et pour nous délivrer de cette fièvre, M. Comte, pas plus que M. Trissotin, n'a trouvé de quinquina. La preuve est qu'il l'avait gagnée lui-même, et qu'à force de métaphysiquer sans le savoir, il avait fini par théologiser sans s'en apercevoir davantage. Il est de notoriété publique que le chef du positivisme, qui devait nous préserver de toute rechute en religion, s'y est laissé choir, et qu'il n'a pu s'en dépêtrer.

XII. Rendons-nous compte de la différence de situation que fait au philosophe la métaphysique, selon qu'il s'occupe des phénomènes de la nature extérieure, ou de ceux de la conscience et de l'esprit, c'est à dire de la société. Pour cela, il est nécessaire de bien connaître d'abord ce que l'on entend par absolu, et quel rôle ce mot joue dans la science.

Absolu, en latin absolutum, d'absolvo, je délie, j'affran

chis, j'ABSOUS. On entend par ce mot: 1° ce qui est affranchi de tout lien, entrave, empêchement, limite ou loi pouvoir absolu, maître absolu; - 2o ce qui est. dégagé de toute phénoménalité, attribut, mode, par conséquent l'en soi de toute existence, l'ABSOLU; -3° ce qui ne dépend de rien autre ; existence absolue, cause absolue ou cause première; -4° ce qui est parfait en soi, pur de toute tache, vice ou défaut beauté pure ou idéale, Justice absolue ou sainteté; 5o l'être pris dans l'intégrité de ses attributs, facultés, puissances, manifestations, sans distinction d'espèces, de genres, de temps, etc., ce qui rentre dans la 2 acception: le Dieu de Spinoza; toute chose, par conséquent, conçue en soi, abstraction faite des phénomènes, attributs, rapports, modes, qui la manifestent, du milieu qui la contient, des influences qu'elle subit, des déviations qu'elle peut éprouver : moi pur ou moi absolu, matière pure, esprit pur ou absolu, raison pure, etc.

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Absolu est donc synonyme d'inconditionné, indépendant, indéfini, illimité, entier. Où se rencontre l'absolu? Partout. Où se laisse-t-il voir? Nulle part?

L'analyse démontre que les conceptions métaphysiques, c'est à dire, les idées des choses qui dépassent les sens et que le raisonnement nous fait induire du rapport des phénomènes, sont des formes nécessaires de la pensée; qu'en raison de ces formes, données dans l'entendement aussitôt que l'image des objets lui arrive, toujours quelque chose d'ultra-phénoménal se trouve sous-entendu dans nos conclusions les plus positives; qu'ainsi il n'est pas possible d'étudier la physique sans supposer et nommer, par exemple, la matière; la zoologie ou la botanique, sans supposer et nommer la vie; l'homme et la société, sans supposer et nommer l'esprit; la géométrie, la mécanique, l'histoire, sans supposer et nommer l'espace, la force, le temps; ni quoi que ce soit enfin, sans supposer et nommer pour chaque ordre de phénomènes un sujet, un objet, un en soi, substratum, ou absolu, qui de ce moment ne nous quitte plus.

Ainsi l'absolu n'est pas un pur néant, puisque c'est sur lui que la science, que l'observation opèrent, par le moyen des phénomènes; puisque c'est lui qui sert à classer, catégoriser, délimiter et définir chaque ordre de sciences,

comme on le voit par les noms mêmes qu'elles portent : physique, biologie, psychologie, chronologie, etc. Tous les savants, même les plus positifs, tels que d'Alembert, Ampère, Auguste Comte, qui ont entrepris la classification des sciences, ont placé au sommet du tableau la science de l'HUMANITÉ. Or, qu'est-ce que l'humanité? La vue de plusieurs hommes conduit à l'idée du genre : voilà le groupe, l'idée générale, moitié empirique, moitié transcendantale. L'étude du genre mène à l'idée d'essence: voilà l'universel, un absolu. Enfin la comparaison des essences révèle les conditions d'existence communes à tous les êtres c'est la catégorie de substance, ou d'être, la plus élevée de toutes, et qui pour cette raison attire le plus l'attention des philosophes.

D'après cela, quel est le rôle de l'absolu dans la connaissance? En autres termes, en quoi consiste et à quoi sert la métaphysique? Quelques lignes suffiront à`ma réponse.

XIII. En présence des phénomènes, l'esprit a la faculté de former ou concevoir immédiatement certaines idées, appelées notions, catégories, conceptions ou concepts, telles que espace, temps, cause, substance, matière, esprit, vie, mouvement, forme, attribut, mode, etc.

Ces concepts ou catégories ne sont pas la représentation des phénomènes : il sont conçus par l'esprit à l'occasion des phénomènes, comme étant le sujet, inconditionné de sa nature, qui supporte les phénomènes, en un mot comme l'absolu.

Autant l'esprit distingue de phénomènes différents, dont la nature lui semble irréductible, autant il peut y avoir de ces concepts, dont l'utilité scientifique est ainsi double: 1° Ils servent à la classification des phénomènes, c'est à dire à la distinction et à la construction des sciences;

2o Ils fournissent certaines règles absolues de jugements, dites à priori, non que ces règles soient antérieures et supérieures à l'observation des phénomènes, mais parce que l'esprit ne conçoit absolument rien de possible et de vrai en dehors de ces règles. Tels sont les axiomes : Point d'effet sans cause; Point d'essence sans modes; Point de substance sans attributs, etc.

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