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volte de passions ne sauraient la faire taire. De toutes les spontanéités dont l'ensemble forme notre âme, elle est la plus puissante; toutes les autres lui servent d'instrument, elle n'est la servante d'aucune; nous pouvons supporter la perte de celles-là, nous ne supportons pas la perte de celle-ci. Que pouvez-vous encore une fois souhaiter de plus positif, de plus catégorique, de plus clair?

Mais l'imagination peut se tromper sur les qualités des choses dans ce cas la Justice, aussitôt qu'elle a reconnu l'erreur, procède, sans changer de maxime, à un autre partage. Rien, à mon avis, n'honore plus l'humanité, ne témoigne mieux de sa haute dignité, que cette révision; rien, au contraire, n'accuserait plus énergiquement la Providence, s'il fallait admettre qu'en nous imposant la Justice elle nous eût laissés sans la moindre instruction. L'ironie de Pascal à l'adresse de la législation humaine, erreur en deçà des Pyrénées, vérité au delà, tombe directement sur la religion. En essayant, pour la réalisation de mon droit, de toutes les hypothèses, je prouve mon autonomie; la révélation, qui me laisse aller et ne m'offre que ses sacrements et ses grâces, fait voir son impuissance. L'homme est tout désormais; la Divinité, plus rien.

XIX. La situation ainsi faite, nous n'avons plus à nous demander, comme tout à l'heure, s'il est une morale pour l'humanité, si la vertu et le crime sont des déterminations arbitraires, la Justice un vain préjugé.

Le problème se retourne: il s'agit de savoir comment, abstraction faite des erreurs involontaires, qui n'affectent pas la conscience, l'homme peut devenir coupable; comment cette haute spontanéité, la conscience, reste si souvent impassible; comment, tandis que la société ne devrait être composée que de justes, si l'homme obéissait, seulement avec la fidélité de l'animal, à la plus puissante de ses attractions, il y a tant de scélérats, tant de lâches?

Mais ceci suppose que l'homme a le pouvoir de ne pas donner suite aux investigations de sa conscience, et de suspendre en son for intérieur l'action de la Justice. Quelle est cette puissance nouvelle? Comment expliquer, dans la sagesse de la nature, ce nouveau conflit? Ainsi, nous n'échappons à une difficulté que pour tomber dans une

autre. Le problème de la Justice et de la distinction du bien et du mal résolu, se présente aussitôt celui du libre arbitre et de l'existence du péché.

CHAPITRE IV

Du franc arbitre. Marche de l'idée.

XX. Ici est le noeud gordien de l'étique, que la religion a dans tous les temps présenté comme le plus profond de ses dogmes, et que l'éclectisme moderne, avec la fatuité qui le distingue, n'aperçoit seulement pas.

Ce que nous allons essayer serait la plus téméraire des entreprises, si la loi du développement philosophique n'en avait fait la chose la plus attendue, la question la plus mûre, pour laquelle il suffit désormais, à notre avis, de la lumière de l'histoire.

Il en est des idées comme des choses: elles ne se révèlent pas instantanément dans leur plénitude (ax. 7); comme des astres qui se lèvent dans le firmament de la pensée, elles ont leur période d'émergence; qui sait si elles n'ont pas aussi leur couchant?

Entre les religions, le christianisme est celle qui affirme le plus énergiquement la liberté : cela devait être. Sans parler de la grande question de l'esclavage qui donna le branle aux idées messianiques, c'est la liberté qui, selon la théologie chrétienne, est la cause du mal; c'est par elle que le péché est rendu possible, l'intervention de Dieu et de la grâce nécessaire. Ainsi la liberté, bien ou mal connue, est le motif secret de l'établissement des cultes, de la constitution des sacerdoces et de la formation des Eglises. Sans cette puissance de malheur, l'homme ayant conservé sa primitive innocence, réaliserait sur la terre la vie des bienheureux; il n'aurait pas besoin d'expiation ni de discipline.

Malgré ce rôle immense que joue la liberté dans l'économie du christianisme, il ne faut pas croire qu'elle ait été pour les théologiens un principe intelligible, une chose

définie, tombant sous l'appréciation du sens commun. Oh! non la liberté, comme la grâce, est pour le théologien un article de foi; c'est le postulat nécessaire de la révélation, servant à rendre raison de la chute, et subsidiairement à motiver la rédemption et le gouvernement de l'Eglise, un mystère servant à expliquer d'autres mystères.

Ce mystère, la philosophie, plus entreprenante, s'est efforcée d'en donner l'interprétation. Mais, tandis que la théologie, donnant ses mystères pour ce qu'ils sont, c'est à dire pour impénétrables, demeure ferme dans sa doctrine, la philosophie, en voulant définir la liberté, a constamment abouti à la nier : à telles enseignes que parmi les philosophes qui ont abordé la question, l'on ne saurait dire lesquels on fait le plus de mal à la liberté, de ceux qui l'ont attaquée, ou de ceux qui ont cru la défendre. Sans doute il ne manque pas, parmi les philosophes, de gens qui croient au libre arbitre, mais de gens qui l'expliquent on n'en a pas encore rencontré; et, je le répète, ceux qui s'imaginent le prouver le mieux sont ordinairement ceux qui le compromettent le plus.

Cette tournure singulière dans un débat de si haut intérêt est déjà par elle-même un fait très remarquable, d'autant qu'elle ne vient pas de l'ineptie des penseurs, mais de la nature de la chose. Ce sera aussi le point de vue sous lequel nous procéderons à cette étude.

XXI. DESCARTES.

Pour rendre plus intelligible la théorie du franc arbitre, qu'il avait exposée d'abord dans sa quatrième MÉDITATION, Descartes, répondant aux Sixièmes objections no 6, prend pour sujet de son hypothèse Dieu, en qui toutes les facultés, la liberté comme les autres, sont élevées à l'infini. Descartes, s'occupant de psychologie, fait comme le naturaliste qui considère un animalcule au microscope : ce que la faiblesse de sa vue ne lui permet pas d'apercevoir en lui-même deviendra sensible en Dieu, par le grossisse

ment.

Qu'est-ce donc que la liberté en Dieu, c'est à dire conçue dans sa plus haute puissance, une liberté parfaite, complète, sans aucun mélange de déterminisme ou d'influence?

Dieu, répond Descartes, en faisant toutes choses, a agi avec la plus pleine, la plus souveraine indépendance: il répugne qu'aucune idée du bien, du vrai, du beau, ait été l'objet de son entendement avant que la nature de cette idée ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne parle pas d'une simple priorité de temps, mais bien davantage : je dis qu'il a été impossible qu'une telle idée ait précédé la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d'ordre ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu'on la nomme dans l'école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l'un plutôt que l'autre. Par exemple, ce n'est pas pour avoir vu qu'il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l'éternité, qu'il a voulu le créer dans le temps ; et il n'a pas voulu que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu'il a connu que cela ne se pouvait faire autrement, etc. Mais, au contraire, parce qu'il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s'il eût été créé dès l'éternité; et d'autant qu'il a voulu que les trois angles d'un triangle fussent nécessairement égaux à deux droits, pour cela cela est maintenant vrai. Et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses... Et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très grande de sa toute-puissance.

En deux mots, l'idée en Dieu vient à la suite du vouloir, non le vouloir à la suite de l'idée sans quoi, observe Descartes, la liberté, qui en Dieu doit être infinie, serait nulle.

Ainsi, bien différent de Platon, qui fait les idées coéternelles à Dieu, et qui y trouve le principe de toutes les déterminations divines, Descartes soutient que les idées elles-mêmes sont une création de l'arbitre divin, qui ne peut ni ne doit pouvoir être déterminé que par lui-même. S'il plaisait à Dieu que les trois angles d'un triangle cessassent d'être égaux à deux droits, cela serait ainsi, dit Descartes. En sorte que ce qui semble à nos intelligences bornées nécessaire d'une nécessité absolue n'est jamais, pour l'intelligence infinie, que d'une vérité relative. Et si l'on demandait à Descartes à quoi peut servir, dans le gouvernement de la Providence, le libre arbitre de Dieu, une fois que le monde des idées et des êtres a été constitué par lui tel que nous le voyons, Descartes pourrait répondre, d'accord avec l'Eglise: A faire des miracles! Voilà certes l'idée la plus complète, s'il était possible de s'y tenir, qu'on puisse concevoir de la liberté.

De cette conception idéale du franc arbitre, Descartes

passe à la liberté réalisée, telle qu'elle nous apparaît dans l'homme, la plus libre, la seule vraiment libre des créatures. Pour celui-ci, dit Descartes, les choses ne se passent plus de la même manière que dans l'entendement divin:

L'homme, trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu, et sa volonté étant telle qu'il ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu'elle embrasse d'autant plus librement le bon et le vrai qu'il les connaît plus évidemment, et que jamais il n'est indifférent que lo squ'il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu'il n'en puisse aucunement douter; et ainsi l'indifference qui convient à la liberté de l'homme est fort différente de celle qui convient à la liberté de Dieu. (Réponse aux sixièmes objections, n. VI.)

Et certes, avait-il dit, la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt et la fortifient; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté. Car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans être jamais indifférent. (Méditation 4o.)

Tout cela revient à dire que la liberté est une spontanéité qui consiste, en Dieu, à produire toutes choses, même les idées et les lois de son entendement, quand et comme il lui plaît, et sans y être déterminé par aucune nécessité interne ou externe, attendu que la volonté de Dieu, sa faculté pivotale, le Père, est antérieure et supérieure, non seulement à l'ordre du monde, mais même à l'ordre intellectuel. Dans l'homme, au contraire, la liberté consiste à embrasser la loi du bien et du vrai, c'est à dire la loi du système naturel et surnaturel dont il fait partie, à mesure que l'idée lui en est donnée soit par les révélations du dehors, soit par le secours intérieur de la grâce.

Toute considération d'un motif, même d'une loi de géométrie, fait cesser en Dieu la liberté; au rebours, toute suspension des idées et des grâces la fait cesser dans l'homme.

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