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l'effet de la mauvaise conscience créée et entretenue par le vieil esprit chrétien.

En 1843, je n'étais pas l'homme d'un parti, j'étais simplement l'homme d'une idée. Et comme le gouvernement de Louis-Philippe, malgré ses tendances fâcheuses, n'avait pas cessé d'appartenir à la Révolution, comme il en représentait, à un degré supérieur, tous les principes, et qu'il n'avait point trahi la constitution, après l'avoir jurée, j'aurais, je l'avoue, regardé comme du plus heureux augure l'offre qui m'aurait été faite par un ministre de développer, sous le couvert du pouvoir, mais bien entendu en dehors de son inspiration et sous ma propre responsabilité, le résultat de mes recherches.

En fait de corruption gouvernementale, je fais profession de croire que le pouvoir ne séduit que ceux qui s'offrent eux-mêmes, des gens qui ne portent pas d'idée, ou qu'une faute secrète livre à sa discrétion. Les uns ni les autres ne valent le prix qu'on en donne; ils ne servent qu'à la montre, et à peu près comme, au spectacle, les claqueurs.

Mais l'homme dont le cœur est plein d'une idée, qui ne vit, ne respire que pour cette idée, ne peut être corrompu contre elle, puisque ce serait être corrompu contre luimême, ce qui implique contradiction. Pour qu'un tel homme trahit ses convictions, il faudrait, je le répète, de deux choses l'une ou qu'il y fût contraint par la crainte d'une plus grande infamie, ou qu'il existât en lui une religion supérieure à l'idée, ce qui sort de l'hypothèse.

Il est, je le sais, des hommes de plume et de langue assez infatués de leur faconde pour s'imaginer qu'ils font à volonté le vrai et le faux; qui se flattent, comme les sophistes, de plaider tour à tour le blanc et le noir, et de gagner toutes les causes. Ces artistes, que les partis indemnisent et que les gouvernements achètent, ne savent pas le plus souvent ce dont ils parlent, et n'ont point d'idées; leur talent ne fait illusion qu'à la Foi et à l'Ignorance, deux sœurs de l'Absolu. Le jour où ils changent de maître, ils rendent service à la cause qu'ils désertent et qu'ils purgent sans profit pour le nouvel acquéreur ni pour euxmêmes.

O républicains, tant de fois dupes des ambitieux, des

intrigants, des commerçants politiques et des mouchards, voulez-vous, une fois pour toutes, savoir à quel signe se reconnaissent les fripons et les traîtres? L'absence d'idées scientifiques et de principes positifs, toujours facile à constater pour quiconque n'en est pas lui-même dépourvu.

LXIV. Que les hommes qui de nos jours apportent à la démocratie le concours de leurs convictions religieuses y réfléchissent: abstraction faite de la solidité de leur vertu, que je ne mettrai jamais en doute, ils sont, par leur religion même, dans l'occasion toujours prochaine de la défection.

Le christianisme, qui ne croit pas à la vertu humaine; qui n'admet la science libre que sous bénéfice de conciliation avec la foi; qui ne voit dans les idées trouvées par la raison que des probabilités, de pures fantaisies, indignes par elles-mêmes de la considération de l'esprit; qui prétend les faire servir toutes, bonnes et mauvaises, à ses desseins; qui trouve habile, en conséquence, d'avoir dans toutes les écoles, dans tous les gouvernements, des hommes à lui, de s'allier à toutes les causes, de fraterniser avec toutes les opinions, d'organiser sa propagande sous tous les drapeaux; qui jure tantôt par la Constitution et tantôt contre la Constitution; qui prêche la croisade en faveur de l'Islam, après l'avoir prêchée pendant douze siècles contre l'Islam; qui, en 1855, canonise la Pucelle, brûlée par lui en 1431; qui un jour défend le prêt à intérêt, et un autre jour soutient le prêt à intérêt; qui dans la même chaire tonne contre l'exploitation bourgeoise, et puis fulmine contre l'insoumission du prolétaire; le christianisme qui appelle liberté tout ce zigzag et s'en sert comme d'un carreau contre la liberté; le christianisme, dis-je, croit naturellement à la corruption des consciences; il croit que l'idée est vénale; il ne peut pas ne le pas croire, puisque toute idée autre que la conception de l'absolu est vaine à ses yeux, matière à dispute, sujette au doute, aux restrictions, aux transactions, par conséquent viciée dans son principe, suspecte à elle-même, et toujours dans la disposition de se sacrifier sur l'autel de l'intérêt, à moins, ce qui est rare, que ce ne soit sur celui de la religion.

Sans doute il est des âmes que la moindre indélicatesse révolte et qui croiraient outrager leur religion s'ils lui demandaient l'excuse de leur inconstance; mais la multitude ne prend pas pour modèles ces types chevaleresques, et c'est pour la multitude que sont faites les institutions. Qui ne sent que les variations populaires seront d'autant plus rares que les idées seront mieux définies, la moyenne vertu hésitant toujours plus devant une proposition scientifiquement établie que devant une formule qui implique dans ses termes la dévotion à un absolu?

Nos hommes d'État le comprennent tous avares pour le peuple d'instruction positive, ils lui prodiguent la religion; d'autant plus hostiles contre l'idée, qu'ils ne connaissent qu'elle d'incorruptible.

Encore un apologue, et j'ai fini.

En 1853, après le rétablissement de l'empire, j'eus occasion de voir le ministre de l'intérieur, M. de Persigny. Il s'agissait d'une affaire administrative, dont je n'ai pas à entretenir le lecteur. M. de Persigny m'accueillit avec bienveillance; puis, la question qui faisait l'objet de ma visite épuisée, entra en propos. Comment vous, monsieur Proudhon, me dit-il, n'avez-vous pas compris en 1848 que la tradition napoléonienne serait cent fois plus puissante sur le peuple que la vôtre? Je l'ai si bien compris, monsieur le ministre, répondis-je, que c'est précisément à cause de cela que j'ai fait une si vive opposition à Louis Bonaparte. Je ne vous comprends plus alors; ne sommes-nous pas aussi la Révolution, la démocratie? Non, monsieur le ministre, répliquai-je, vous n'êtes pas la Révolution, vous n'êtes pas la démocratie, vous n'êtes pas même dans la tradition impériale. Vous êtes fatalement, bon gré mal gré, une réaction, et vous ne semblez pas vous en apercevoir. Napoléon Ier, cet enfant des circonstances, et que les circonstances réduisirent en définitive, malgré son génie et ses victoires, à jouer le rôle de Monk, n'aurait pas demandé mieux que de jouer celui de Mahomet. Il n'aurait pas chassé l'ange Gabriel et mis la jument Alborak à la porte de ses écuries. Qui lui aurait fait voir que la Révolution contenait en elle-même quelque chose de plus saint, de plus puissant, que le christianisme, et qu'il ne tenait qu'à lui d'attacher son nom à cet établis

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sement nouveau, l'aurait ravi. Tout en restaurant, faute de mieux, le clergé et les nobles, il s'entourait autant qu'il pouvait des philosophes de la Révolution, des régicides et des terroristes, comme des thermidoriens. Il sentait confusément que l'avenir, que sa propre gloire n'étaient point avec le Christ, avec la papauté, l'autorité, et ce qui s'ensuit il n'avait foi, quoi qu'il en dît, qu'à la philosophie, j'ai presque dit à l'incrédulité. Ainsi il faisait entrer au sénat Volney, l'auteur des Ruines. Volney, monsieur le ministre, c'est mon maître; Volney, Dupuis, Fréret, Diderot, d'Alembert, Voltaire, les physiocrates, Condillac. Molière, Bayle et Rabelais, voilà mes pères, voilà ma tradition. Voulez-vous me faire sénateur? J'accepte.

A cette brusque proposition le ministre sourit, me fit un geste d'adieu, et je le quittai, pensant en moi-même que le gouvernement du 2 décembre croyait trop aux idées pour s'y prendre, et que l'Eglise était mieux son fait. Avec elle, il cultive l'absolu, et l'absolu lui procure des hommes. Dieu et Mammon le protégent!

HUITIÈME ÉTUDE

CONSCIENCE ET LIBERTÉ

CHAPITRE PREMIER

Objections théologiques : Qu'il s'agit bien moins de donner les formules de la Justice que d'en procurer l'observance, pour laquelle on ne se peut passer de religion.

MONSEIGNEUR,

I. — Fénelon, au XIX livre du Télémaque, conduisant son héros aux enfers, lui donne cette leçon de théologie :

Télémaque, voyant les trois juges qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s'écria: Je n'ai jamais fait aucun mal; j'ai mis tout mon plaisir à faire du bien; j'ai été magnifique, libéral, juste, compatissant que peut-on me reprocher? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien à l'égard des hommes; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu'aux dieux? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes? Tu n'as manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien; tu as été vertueux, mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux qui te l'avaient donnée car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu, et te renfermer en toi-même; tu as été ta Divinité. Mais les dieux qui ont tout fait, et qui n'ont rien fait pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits. Tu les as oubliés, ils t'oublieront; ils te livreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, non pas à eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre cœur. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels tu as voulu plaire; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton

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