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qu'à soumettre toutes les idées, toutes les croyances, au critère de son empirisme, à rendre sensible aux intelligences les plus grossières ce qui ne saurait être atteint que par une méditation profonde, aidée encore par une longue préparation du cœur. La grâce de Jésus-Christ, selon nous, ne justifie pas seulement, elle éclaire. La philosophie se flatte, sans le secours de la grâce, de parler pertinemment de la Justice et de la morale; sans l'appui de la révélation, de pénétrer les secrets de la Divinité; sans religion, de gouverner la société. La philosophie, en un mot, depuis Bacon, aspire à se passer de Dieu. Diderot, Buffon, La Place et tant d'autres, ne s'en sont point cachés. Plutôt que d'admettre son intervention quelque part, ils posent des limites à sa puissance, ils en posent à l'univers. Ce que l'œil ne peut voir, l'oreille entendre, l'induction ou la généralisation expliquer, selon eux, n'existe pas. Telles sont leurs maximes, et nous les avons parfaitement comprises.

"Par malheur, nous voyons que cet orgueil philosophique ne se soutient pas. A peine la carrière était ouverte, la méthode donnée, le but indiqué, que les philosophes se sont mis à théologiser plus que n'avait jamais fait la scolastique. Certainement ils ont fait dans les sciences physiques de belles découvertes: mais ce n'a jamais été que pour revenir avec plus de force aux choses métaphysiques, à ces choses qui, d'après leurs propres définitions, ne les concernent point, attendu que selon euxelles n'existent pas, Galilée se met à commenter la Bible, Descartes démontre l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, Pascal écrit sur la grâce et réfute les jésuites, Newton explique l'Apocalypse; Spinoza, aussi bien que Malebranche qui voit tout en Dieu, refait à sa manière la religion; Kant déclare l'impuissance de la raison pure à s'élever à Dieu, auquel il revient par la raison pratique; Rousseau, Voltaire sont déistes, c'est à dire des chrétiens libertins et inconséquents; Leibnitz invente son harmonie préétablie, ses monades, son meilleur des mondes, le tout afin de concilier la prescience de Dieu avec la liberté du philosophe. Ce qui les tourmente surtout est de savoir sur quoi établir, Dieu et sa religion absente, la loi morale et l'ordre politique c'est alors qu'il faut les voir théologiser et mé

taphysiquer de plus belle. Et pour aboutir à quoi, ô mon Dieu! L'un d'eux, le sceptique Bayle, avait eu beau soutenir, il était certes en cela parfaitement d'accord avec la méthode, qu'une société d'athées était possible la proposition fut regardée comme une excentricité philosophique. Personne ne le suivit. Le seul qui voulut être conséquent, Hobbes, prit le parti de nier la Justice; il lui substitua la force et le despotisme. Ce fut le signal de la retraite. Spinoza, cet Hercule de l'Absolu, intitule son livre Traité théologico-politique; le premier livre de son Éthique est une démonstration de Dieu. Voltaire prend pour devise: DIEU et liberté. Rousseau déclare qu'il ne croit pas qu'un athée puisse être honnête homme. Robespierre fait décréter l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Napoléon rend le Concordat. Ne parlons pas des autres, qui n'ont ni le mérite de l'audace, ni la bonne foi du repentir ce sont des tartufes.

"Comment donc, si la philosophie est tellement sûre de la méthode, si depuis Bacon elle a véritablement renoncé à toute recherche sur l'en soi des choses, comment depuis Bacon ne cesse-t-elle d'y revenir? Comment n'a-t-elle pas encore su l'appliquer aux choses morales et politiques, là où elle serait si utile, là où il serait si intéressant de lui voir faire ses preuves? Qu'est-ce qui l'empêche d'aller en avant? D'où vient notamment que depuis un siècle, tandis que les sciences physiques nous donnent coup sur coup la machine à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, etc., le progrès des sciences morales et politiques, représentées par une des cinq classes de l'Institut, dans laquelle il y a toujours un ou plusieurs savants, a été si médiocre, pour ne pas dire absolument nul? Que dis-je? d'où vient que toute notre philosophie morale se reduit à un perpétuel hommage à l'Absolu, à la religion? Ne seraitce point une preuve que les choses de la morale et de la politique ne sont pas de la compétence du savoir humain, qu'une révélation est ici nécessaire, etc., etc.? „

IV. D'où vient cela, monseigneur? Est-ce à vous, ministre de l'Eglise, en possession depuis plus de dix-huit cents ans du monopole de l'éducation et de la morale, chargé par autorité divine du soin d'énerver les con

sciences et d'intimider les esprits, à qui le bras séculier n'a jamais refusé son office pour la répression des libres penseurs, est-ce à vous de faire une pareille question? Eh! quoi, il y a à peine deux siècles que le monde a commencé de philosopher avec un peu de suite et de méthode, c'est à dire d'observer avant de conclure; il n'y a pas cent ans que la Révolution a affranchi les philosophes et leurs livres du bûcher, et vous vous étonnez que nous n'ayons pas fait plus de progrès! Vous ignorez ou vous feignez d'ignorer que les premiers en philosophie ont été presque toujours les premiers dans la foi, et que c'est pour l'âme religieuse et raisonneuse en même temps une crise terrible que le moment où elle doit franchir, pour ne le repasser jamais, l'abîme qui sépare l'une de l'autre la philosophie et la religion! Vous ne comprenez pas que le préjugé, quand il est si profond, si universel, si parfaitement organisé, si bien défendu, est long à détruire; que la vérité ne s'acquiert qu'au prix d'immenses efforts, que si l'intuition est prompte, la généralisation est lente et difficile, et que dans toute révolution il y a des retours, des rechutes? Oui, certes, ce qui arrête, depuis Descartes, les philosophes, matérialistes, panthéistes, idéalistes, ce qui les met tous aux prises, et qui entretient parmi eux la contradiction et le doute, ce qui a mis la philosophie à vos pieds et qui vous livre en ce moment le pouvoir et la société, c'est toujours la considération de cet en soi, tantôt esprit, tantôt matière, tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure, que le sensualisme et le spiritualisme nous accoutument dès l'enfance à rechercher en toute chose, auquel nous revenons sans cesse comme le païen vers son idole, et pour qui nous nous battons dans nos livres, en attendant que nous nous rencontrions sur nos places publiques. Mais ne perdez patience: le spectacle auquel vous assistez est la dernière bataille livrée par la philosophie positive à l'Absolu. Le temps perdu sera bientôt regagné. Déjà l'on commence à se reconnaître. Ne sentez-vous pas l'intention ironique de ce savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse toute votre théologie?

Voyez jusqu'où M. Babinet vous eût mené avec son argumentation, si la prudence académique ne lui tenait bouche close!

V. Nous avons parlé des sciences physiques, vous eût-il dit; parlons des sciences de la vie et de la société.

Considérant le phénomènes vitaux dans le règne animal, je puis classer, selon les lois de leur organisme, les animaux par genres et espèces; comparer les manifestations de la vie dans toutes les conditions de la structure et de milieu. Cette étude formera pour moi la zoologie ou science des êtres vivants; quant à la vie elle-même, je n'en connais rien. Véritablement, je conçois les phénomènes zoologiques comme se rapportant à un je ne sais quoi, fluide ou tout ce qu'il vous plaira, que j'appelle vie ou principe de vie, qui se choisit ses matériaux et les organise; qui les protége contre les attractions chimiques et la dissolution; qui se distribue dans l'ensemble des corps organisés, les particularise, les anime et les soutient tous, comme la trombe soutient les corps qu'elle enlève dans son tourbillon. Par toutes ces causes, je puis bien concevoir la vie comme une essence, un en soi particulier, un absolu, auquel je rapporte les phénomènes vitaux; il est même nécessaire que je la conçoive ainsi, afin de distinguer les faits de la nature organique d'avec ceux de la nature inorganique. La confusion de la physiologie et de la physique, fondée sur l'hypothèse, impossible à démontrer, de l'identité du principe vital et du principe chimique, deviendrait pour moi la cause d'une désorganisation de la science même. Mais la science, qui va jusqu'au concept et qui le pose, ne peut plus dire si l'objet conçu est matière ou autre chose que matière, si c'est un substratum différent de la matière ou un état particulier de la matière ; elle ne pénètre pas jusque-là et s'arrête court. Ne pas nier l'en soi de la vie, le supposer, le distinguer, est tout ce que je puis. Devant la science, cette vie ne devient une réalité intelligible qu'en deçà du phénomène; au delà, ce n'est plus qu'une hypothèse, nécessaire il est vrai, mais une hypothèse.

Toute spéculation sur le principe vital considéré en luimême, et abstraction faite des organismes dans lesquels il apparaît et se détermine, m'est donc interdite : elle ne pourrait aboutir qu'à ramener la confusion dans la science. La vie est-elle un principe à part, ou la même chose que l'attraction, le calorique et l'électricité? Les

cristaux se forment-ils comme les plantes, et les plantes comme les quadrupèdes? Qu'est-ce que la vie universelle, que certains religionnaires proposent de mettre à la place du crucifix? L'ensemble des êtres organisés forme-t-il un organisme, et cet organisme en forme-t-il un autre avec les corps inorganiques? La terre et le soleil sont-ils vivants ou morts? L'univers est-il un grand animal? Qu'est-ce qui fait que la vie entre dans un corps, ou, pour mieux dire, se compose un corps, et puis qu'elle l'abandonne?... De pareilles questions sont de l'ordre ultraexpérimental; elles excèdent la science, et, poussées à outrance, peuvent conduire à la superstition et à la folie.

VI. Considérant ensuite les manifestations de la vie dans un animal donné, soit l'homme, par exemple, je puis, en distinguant parmi ces manifestations celles qui ont pour objet la vie de relation, sensation, intelligence, sentiment, les concevoir comme un système distinct, dont le substratum sera toujours emprunté à la vie, répandu dans l'univers, mais qui, par la forme qu'il aura reçue, ne sera plus le même que celui que je place dans le lion ou le cheval. A ce tout animique, que j'abstrais des organes qui sont censés le contenir et le servir, je donne le nom d'âme, anima, uz; puis, me renfermant dans l'observation de ses facultés, de ses attributs, de ses modes, tels qu'ils se manifestent dans les relations de l'homme avec ses semblables et avec l'univers, je puis faire de ces nouvelles recherches. une science à part, que je nommerai psychologie. Et comme j'aurai dit l'âme de l'homme, la psychologie de l'humanité, je pourrai dire encore l'âme et la psychologie des animaux. Jusqu'ici la science est de bon aloi; elle repose non sur des abstractions, mais sur des phénomènes.

Mais qu'est-ce que l'âme en elle-même? Est-elle simple ou composée? matérielle ou immatérielle? Est-elle sujette à mourir? A-t-elle un sexe? Qu'est-ce qu'une âme séparée de son corps, et que faut-il entendre par la discession des héroès, comme dit Rabelais? Où vont les âmes après la mort? Quelle est leur occupation? Reviennent-elles habiter d'autres corps? L'âme d'un homme peut-elle devenir âme de cheval, et vice versa? Faut-il aussi distinguer, dans l'âme, le principe spirituel du principe physique, de la

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