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1758.

LETTRE X X I.

A U MEME.

JE

Aux Délices, 15 de mai.

E fuis chargé, mon cher ange, de vous fupplier encore de vouloir bien donner un petit coup d'aiguillon au rapporteur de MM. de Douglas: je plains plus que jamais les plaideurs que les rapporteurs négligent. Il y a huit ans que, madame Denis et moi, nous fommes très-négligés dans une affaire plus grave que celle de MM. de Douglas. Mon émerveillement dure toujours que le fils de Samuel nous ait fait banqueroute fix mois après avoir pris notre argent, et qu'il ait trouvé le fecret de fricaffer huit millions obfcurément et fans plaifir. Votre premier préfident, fon beau-frère, ne ferait-il pas, entre nous, un peu engagé par fon honneur et par celui de fa place à faire finir une affaire fi odieufe? Le fils d'un banqueroutier, dans notre Suiffe, ne peut jamais parvenir à aucun emploi, à moins d'avoir payé les dettes de fon père; mais c'est que nous fommes des barbares, et vous autres, gens polis, vous donnez vîte une belle charge d'avocat général au fils d'un banqueroutier frauduleux. Cependant une partie de la fucceffion entre dans les coffres du receveur des confignations, qui prend d'abord cinq pour cent par an pour garder l'argent, et qui gagne fix pour cent à le faire valoir; le tout pendant vingt

années.

Eft-ce-là faire droit, eft-ce-là comme on juge? Pardon; je suis un peu en colère, parce que j'ai 1758. perdu environ le quart de mon bien en opérations de cette espèce; mais je ne dois pas me plaindre devant celui dont les Anglais ont brûlé la maison.

Mon divin ange, je songe à une chose. Si Babet vous procurait une ambaffade! Vous me direz que vous êtes trop honnête homme pour négocier; mais il y a des honnêtes gens par-tout. Je voudrais que vous relevaffiez M. de Chavigny. Comptez que tous nos Suiffes feraient enchantés. Que fait-on ? Ce que je vous dis là n'eft point fi fot; penfez-y.

Ma nièce Fontaine eft à Lyon : j'espère qu'elle m'apportera mes paperaffes encyclopédiques. Savezvous des nouvelles de cette Encyclopédie? Je les aime mieux que les nouvelles publiques qui font prefque toujours affligeantes. Mille refpects à tous les anges. Je baife toujours le bout de vos ailes; le fuiffe V.

1758.

JE

LETTRE X X I I.

A MADAME DE GRAFFIGNI

Aux Délices, le 16 de mai.

E fuis bien fenfible, Madame, à la marque de confiance que vous me donnez. Nous pouvons nous dire l'un à l'autre ce que nous penfons du public, de cette mer orageufe que tous les vents agitent, et qui tantôt vous conduit au port, tantôt vous brise contre un écueil; de cette multitude qui juge de tout au hafard, qui élève une statue pour lui caffer le nez, qui fait tout à tort et à travers ; de ces voix difcordantes qui crient hofanna le matin et crucifige le foir; de ces gens qui font du bien et du mal fans favoir ce qu'ils font. Les hommes ne méritent certainement pas qu'on fe livre à leur jugement, et qu'on faffe dépendre fon bonheur de leur manière de penfer. J'ai tâté de cet abominable esclavage, et j'ai heureusement fini par fuir tous les efclavages poffibles.

Quand j'ai quelques rogatons tragiques ou.comiques dans mon porte-feuille, je me garde de les envoyer à votre parterre. C'eft mon vin du cru; je le bois avec mes amis. J'hiftrionne pour mon plaisir, fans avoir ni cabale à craindre, ni caprice à effuyer. Il faut vivre un peu pour foi, pour fa fociété; alors on eft en paix. Qui fe donne au monde eft en guerre ; et, pour faire la guerre, il faut qu'il y ait prodigieufement à gagner, fans quoi on la fait en dupe: ce

qui eft arrivé quelquefois à quelques puiffances de

ce monde.

Au refte, les cabales n'empêcheront jamais que vous ne foyez du monde qui a l'efprit le plus aimable et le meilleur goût. Je n'ofe vous prier de m'envoyer votre grecque ; mais je vous avoue pourtant que les lettres de la mère me donnent une grande envie de voir la Fille. Comptez, Madame, fur la tendre et refpectueuse amitié du fuiffe V.

LETTRE XXIII.

1758.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL

Aux Délices, 24 de mai.

MON divin ange, je vous envoie de la prose.

Vous aimeriez mieux une tragédie, je le fais bien; et j'aimerais mieux travailler pour vous que pour l'Encyclopédie; mais, entre nous, il eft plus aifé de faire le métier de Diderot que celui de Racine. Je vous demande en grâce de lire cet article Hiftoire; il me femble qu'il y a quelque chofe d'affez neuf et d'affez utile; mais fi vous n'en jugez pas ainfi, j'en jugerai comme vous. J'ai plus de foi à votre goût que je n'ai d'amour propre.

Je n'en ai point fur mon portrait, c'eft d'amour propre dont je parle. Vous dites que le portrait ne me ressemble pas: vous êtes la belle Favote, et moi le beau Cléon. Vous croyez donc qu'après huit ans

la charpente de mon visage n'a point changé. Je vous 1758. jure, en toute humilité, que le portrait reffemble. Je le trouve encore bien honnête à mon âge de foixante et quatre ans, et fi vous vouliez vous entendre avec mon patron d'Olivet, pour en faire tirer une copie et la nicher dans l'académie, au-deffous de la groffe et rubiconde face de M. l'abbé de Bernis, vous empêcheriez nos amis les dévots de dire qu'on n'a pas ofe mettre la mine d'un profane comme moi au-deffous de celle du plus gras des abbés. J'aurais plus de raifons, mon cher et refpectable ami, de vous demander votre effigie que vous de demander la mienne; mais j'efpère vous voir en perfonne. Je ne peux pas concevoir que madame de Groslée ne vous prie pas à mains jointes de venir la voir, et alors je ferai un homme heureux. J'aurais bien des chofes à vous dire à présent secretò; et furtout fur le ridicule dont je fuis affublé de ne pouvoir venir qu'après la paix. Cette aventure eft d'un très-bon comique.

A

Il eft vrai, mon cher ange, que, dans les horreurs et les viciffitudes de cette guerre, il y a eu des fcènes bouffonnes comme dans les tragédies de Shakespeare. Premièrement, le roi de Pruffe, qui a un petit grain dans la tête, fait un opéra en vers français, de ma tragédie de Mérope, en fefant fon traité avec l'Angleterre, et m'envoie ce beau chef-d'œuvre; enfuite, quand il eft battu, et que les Hanovriens font chaffes d'Hanovre, il veut fe tuer, il fait fon paquet, il prend congé en vers et en profe; moi qui fuis bon dans le fond, je lui mande qu'il faut vivre. Je le confeille comme Cinéas confeillait Pyrrhus. J'aurais voulu même qu'il fe fût adreffé à M. le maréchal de

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