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1758.

LETTRE XVIII.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL, à Paris.

Aux Délices, 4 d'avril.

MON cher et refpectable ami, je ne devrais être

étonné de rien à mon âge. Je le fuis pourtant de ce teftament. Je fais, à n'en pouvoir douter, que le teftateur (*) était l'homme du facré collège qui avait le plus d'argent comptant. Il y a fept ou huit ans que l'homme de confiance, dont vous me parlez, lui fauva cinq cents mille livres qui étaient en dépôt chez un homme d'affaires dont le nom ne me revient pas; c'eft celui qui fe coupa la gorge pour faire banqueroute, ou qui fit croire qu'il fe l'était coupée. On eut le temps de retirer les cinq cents mille livres avant cette belle aventure.

Certainement, fi madame de Groslée ne fe retire pas à Grenoble, fi elle refte à Lyon, l'homme de confiance fera l'homme le plus propre à vous fervir; et vous croyez bien, mon cher ange, que je ne manquerai pas à l'encourager, quoiqu'un homme qui vous a vu et qui vous connaît, n'ait affurément nul besoin d'aiguillon pour s'intéreffer à

vous.

Je fuis charmé que M. le maréchal de Richelieu ait exigé du cardinal, votre oncle, l'action honnête qu'il fit quand il vous affura une partie de fa penfion;

(*) Le cardinal de Tengin.

mais s'il faut toujours envoyer de nouvelles armées 1758. fe fondre en Allemagne, il eft à craindre qu'à la fin

les penfions ne foient mal payées. Heureux ceux
dont la fortune est indépendante. Je ne reviens point
de votre fingulière aventure de cette maifon dans
une île que les Anglais ont brûlée. Il faut au moins
que, par un dédommagement très-légitime, la pen-
fion vous foit payée exactement.

Je ne fais fi M. le maréchal de Richelieu a beau-
coup de crédit à la cour; je crois que vous le voyez
fouvent. Je ne fuis pas trop content de lui. Je vous
ai déjà dit qu'il s'était figuré que je devais courir à
Strasbourg pour le voir à fon paffage, lorfqu'il alla
commander cette malheureuse arinée. Madame Denis
était alors très-malade; elle avait la fièvre. Vous
vous fouvenez que le roi de Pruffe lui avait fait
enfler une cuiffe, il y a cinq ans ; cette cuiffe renflait
encore. Les maux que les rois caufent n'ont point
de fin. M. de Richelieu a trouvé mauvais apparem-
ment que je ne lui aye pas facrifié une cuiffe de nièce.
Il ne m'a point écrit, et le bon de l'affaire eft que
le roi de Pruffe m'écrit fouvent. Cependant je veux
toujours plus compter fur M. de Richelieu que fur un
roi. Il est vrai que, dans mon agréable retraite, ni les
monarques ni les généraux d'armées ne troublent
guère mon repos.

Je fuis toujours affligé que Diderot, d'Alembert et autres ne foient pas réunis, n'aient pas donné des lois, n'aient pas été libres, et je fuis toujours indigné que l'Encyclopédie foit avilie et défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations d'écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le

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Mercure. Voilà mes fentimens, et parbleu j'ai raison.

Mille tendres refpects à tous les anges. Je vous embraffe tant que je peux.

LETTRE XIX.

A M. LE COMTE DE SCHOUVALOF.

JE

Aux Délices, près de Genève, le 20 d'avril.

MONSIEUR,

E me confole du retardement des inftructions que votre excellence veut bien m'envoyer, dans l'efpérance qu'elles n'en feront que plus amples et plus détaillées. La création de Pierre le grand devient chaque jour plus digne de l'attention de la poftérité. Tout ce qu'il a créé fe perfectionne fous l'empire de fon augufte fille l'impératrice, à qui je souhaite une vie plus longue que celle du grand-homme dont elle eft née. Je me flatte, Monfieur, que ceux qui font chargés par votre excellence du foin de rédiger ces Mémoires, n'oublieront ni les belles campagnes contre les Turcs, ni celles contre les Suédois, ni ce que votre illuftre nation fait aujourd'hui. Plus votre empire fera bien connu, plus il fera refpecté. Il n'y a point d'exemple fur la terre d'une nation qui foit devenue fi confidérable en tout genre, en fi peu de temps. Il ne vous a fallu qu'un demi-fiècle pour embraffer tous les arts utiles et agréables. C'est surtout ce prodige unique que je voudrais développer.

1.758.

1758.

Je ne ferai, Monfieur, que votre secrétaire dans cette grande et noble entreprise. Je ne doute pas que votre attachement pour l'impératrice et pour votre patrie ne vous ait porté à rassembler tout ce qui pourra contribuer à la gloire de l'une et de l'autre. La culture des terres, les manufactures, la marine, les découvertes, la police publique, la difcipline militaire, les lois, les mœurs, les arts, tout entre dans votre plan. Il ne doit manquer aucun fleuron à cette couronne. Je confacrerai avec zèle les derniers jours de ma vie à mettre en œuvre ces monumens précieux, bien perfuadé que la collection que je recevrai de vos bontés fera digne de celui qui me l'envoie, et répondra à la grandeur et à l'univerfalité de fes vues patriotiques. J'ai, &c.

LETTRE X X.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

Aux Délices, 8 de mai.

Mon cher ange, il doit y avoir une petite caisse

ON

plate, qui contient quelque chofe d'affez plat, à votre adreffe, au bureau des coches de Dijon. Cette platitude eft mon portrait. Un gros et gras fuiffe, barbouilleur en paftel, qu'on m'avait vanté comme un Raphaël, me vint peindre à Laufane, il y a fix femaines, en bonnet de nuit et en robe de chambre. Je fis partir ma maigre effigie par le coche de Dijon ou par les voituriers. Une madame Rameau, commiffionnaire de Dijon, s'eft chargée de vous faire tenir

ce barbouillage. Je vous demande pardon pour ma face de carême; mais non-feulement vous l'avez 1758. permis, vous l'avez ordonné; et j'obéis toujours tôt ou tard à mon cher ange. Eft-il vrai que la Fille d'Ariflide le jufte, ait été auffi maltraitée par le parterre parifien, que fon père le fut par les Athéniens? Cela n'eft pas poli; heureusement vous aurez bientôt madame du Bocage qui revient, dit-on, avec une tragédie. Madame Geoffrin ne nous donnera-t-elle rien ?

J'ignore ce qu'on fait sur mer et fur terre; il paraît que les chiens de la guerre, comme dit Shakespeare, ceffent de mordre et même d'aboyer les Anglais admirent cette expreffion. Je fuis toujours émerveillé de ce qui fe paffe: celui que vous appeliez tous Mandrin, il y a deux ans, il y a un an, devient un homme fupérieur à Gustave-Adolphe et à Charles XII, par les événemens. On fera réduit à faire la paix. Dieu nous doint cette douce humiliation! Cependant nous avons une affez bonne troupe aux portes de Genève. La nièce et l'oncle vous baifent les ailes.

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