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1759.

atteftons le ciel que tout eft corrigé à peu-près fuivant vos divines intentions que nous avons à moitié devinées et à moitié fuivies.

Nous fentons avec douleur que notre intrigue eft fondée fur un billet équivoque, comme celle de Zaïre; nous avouons en cela notre insuffisance et la ftérilité de notre imagination; mais nous réparerons cela par un gros bon fens qui règnera dans toute la pièce. Notre bon fens eft très-aidé par les lumières des anges. Le meffage porté chez les Maures, pour arriver à Meffine, n'était pas fans difficulté; le balourd qui porte ce billet a auffi fon embarras. Ce font les cordes et les poulies qui font mouvoir la machine; il faut qu'elles aillent jufte, j'en conviens; mais il faut que cette machine foit brillante, pompeuse; que tout intéreffe, que le cœur foit déchiré, qué les larmes coulent, qu'un grand et tendre intérêt ne laiffe pas aux fpectateurs le temps de la réflexion, et qu'ils ne fongent aux poulies qu'après avoir effuyé leurs larmes.

Mon Dieu! que je fus aife quand j'appris que le théâtre était purgé de blancs poudrés, coiffés au rhinocéros et à l'oiseau royal! Je riais aux anges en tapiffant la scène de boucliers et de gonfanons. Je ne fais quoi de naïf et de vrai dans cette Chevalerie me plaifait beaucoup, et foyez vivement perfuadée que, fi mes foins étaient faits, la pièce en vaudrait beaucoup mieux.

M. le conseiller de grand'chambre, d'Espagnae, me glace encore l'imagination, meffieurs les fermiers généraux la tourmentent, mes maçons l'excèdent; il faut que j'arrange une colonnade le matin, et que

par

je rapetaffe une fcène le foir. Je vois encore que je ferai obligé de présenter une incivile requête 1759. la main des anges à M. le duc de Choifeul, et que j'abuferai à l'excès de leur bonté.

Au milieu de tout cela, il faut faire imprimer l'hiftoire d'une création de deux mille lieues, par l'augufte barbare Pierre le grand, et faire connaître cent peuples inconnus. Mais retournons à Syracuse.

Je fuppofe que mes juges trouveront bon que les biens de Tancrède foient une dot que l'Etat donne à Orbaffan pour fon mariage; ils verront, fans doute, que cette circonftance le rend plus odieux à Tancrede et à fa maîtreffe; ils feront convaincus qu'il ferait inutile de parler de cette donation dans le confeil d'Etat, fi ce n'était pas un des articles du mariage. Il ne faut pas, à la vérité, qu'Orbaffan reproche au beau-père de s'y oppofer; mais il n'eft peut-être pas mal qu'un autre chevalier faffe ce reproche au beau-père. J'aime affez ces conteftations parmi des gens du temps paffé, dont la politeffe n'était pas la nôtre, et qui avaient plus de cafques que de chemises.

Mes juges voient bien qu'à l'égard du billet porté par le balourd, quatre vers, au plus, fuffiront pour graiffer cette poulie.

Mes juges fentent que c'eft une chose fort délicate de faire demander Aménaïde en mariage par un circoncis; c'est bien affez que quelque brutal de chevalier dife qu'en effet il y a eu un beau farrafin qui a fait du bruit dans la ville, qu'il nomme même ce jeune mahométan, et qu'il faffe tomber fur lui tous les foupçons les plus vraisemblables.

Mes juges verront combien il eft aifé à ce foldat, 1759. intime ami de Tancrède, de dire, au commencement du troifième acte, qu'il fit un tour à la ville, il y a deux jours, et qu'il y entendit murmurer du mariage d'Orbaffan.

Mes juges favent qu'il fuffit de quatre vers dans un endroit, et d'une douzaine dans un autre, pour expliquer ce qui n'est pas assez clair, et pour rendre l'intérêt plus touchant. Le commencement du cinquième acte, par exemple, avait befoin d'être retouché, et je crois actuellement la fcène du père et de la fille beaucoup plus intéreffante; enfin, il me paraît qu'on ne m'a prefcrit que des chofes aifées à faire.

J'avertis humblement que ces mots, ce billet adultère, ne révolteront point quand il n'y aura pas de petits-maîtres fur le théâtre; ce n'eft pas que je fois beaucoup attaché à ce mot, et qu'il ne foit très-facile d'en fubftituer un autre ; mais je le crois bon, et je le dis pour la décharge de ma confcience.

Vous avez grande raison, Madame, de vous écrier et de m'accuser de barbarie allobroge, fur ces beaux nauds dont nos cœurs étaient joints, dont on peut accufer ou vanter fon courage. Vous avez le nez fin, et moi auffi; cela ne vaut pas le diable, et cela fut corrigé un quart d'heure après avoir eu l'impertinence de vous l'envoyer.

Je vais fortir du Kamshatka où je suis à présent, et j'aurai l'honneur de vous envoyer la pièce avant qu'il foit un mois; mais, avant ce temps-là, il fe pourrait bien faire que je couchaffe par écrit un beau mémoire dans lequel je m'accuferais de l'énorme

bêtise de m'être fié à des billets de garantie pour les priviléges de ma terre de Tourney.

M. d'Argental s'étant bien voulu charger des finances du fieur Peffellier, il les enverra quand il pourra ; je ne fuis pas preffé d'argent. De quoi s'avife Peffellier de gouverner les finances? a-t-il trouvé quelque chofe de mieux que les actions fur les fermes? Cependant fi M. d'Argental a la condefcendance de m'envoyer cet écrit, ne peut-il pas le faire contrefigner? je le mettrai dans les rayons de ma petite bibliothèque, destinés aux fefeurs de projets; j'en ai déjà bon nombre.

Dites-moi donc, mes anges, n'avez-vous pas douze mille parmesans au moins par an? mais auffi n'êtes-vous pas obligés d'avoir une plus groffe maifon? Je me flatte que vous avez renoncé entièrement à la grand'chambre; c'eft un cu de fac bien ennuyeux. Et puis, quel bavard que cet avocat général !

Mes anges, je fuis plus que jamais votre fuiffe V.

1759.

1759.

LETTRE LXX Vi.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

Aux Délices, 23 de juin.

MoN divin ange parmesan, fi je n'obéis pas bien,

j'obéis vîte. Il y a quelques coups de lime à donner, nous l'avouons; mais prenez toujours, et, avec le temps, toutes les lois de madame d'Argental feront exécutées. On fait bien qu'en parlant du courier qui va porter le billet doux, la confidente peut dire :

Il vous fut attaché dès vos plus jeunes ans,
Vos intérêts lui font auffi chers que fa vie.

et en faire ainfi un excellent domeftique qui fait pendre fa maîtreffe en ne difant pas fon fecret. Il y a encore quelque chofe à fortifier au cinquième acte; mais il s'agit à préfent d'une importante négociation. Votre fuiffe vous donnera bientôt autant d'affaire que votre Parme.

Madame la marquise a su que je fefais un drame, et moi je lui ai écrit galamment que je le lui enverrais, que je le foumettrais à fes lumières, que je me souvenais toujours des belles décorations qu'elle eut la bonté de faire donner à Sémiramis, &c. Elle m'a répondu qu'elle attendait la pièce. Que faut-il donc faire, mon cher ange? la donner à M. le duc de Choifeul, et que M. le duc de Choifeul la donne à madame la marquise, comme un fecret d'Etat. Elle fera fes obfervations,

elle

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