Page images
PDF
EPUB

que je fiffe faire mon jardin des Délices à Paris ; 1758. mais, comme ce jardin eft pour moi, j'ai été mon

jardinier, et je m'en trouve très-bien. Vous en jugerez, s'il vous plaît. J'aurais tout auffi-bien été mon tailleur, et je voudrais que vous puffiez en juger. Toutes ces dépenfes réitérées ruinent quand on a acheté, réparé, raccommodé, meublé une maison spacieuse, et qu'on l'embellit; mais il ne faut pas y prendre garde: il ne faut fonger qu'à la bonté que vous avez d'entrer dans ces misères.

Je ne crois pas que l'abbé de Prades foit à Breflau, et je crois encore moins qu'on le fouette avec un écriteau au dos: car, s'il avait au dos cette belle devise, ce ferait fur l'écriteau qu'on frapperait. Peutêtre le fouette-t-on fur le cu, mais cela eft fujet à des inconvéniens: les théologiens difent que cette façon peut occafionner ce qu'ils appellent des pollutions. Je crois encore moins qu'on ait exigé à Paris des cartons pour l'article Genève : la cour fe foucie peu de nos hérétiques, et d'ailleurs il n'eft pas poffible d'aller propofer un carton à tous les foufcripteurs qui ont reçu le livre. Il n'y a pas quatre lecteurs qui l'achètent fans avoir foufcrit.

Je ne crois pas non plus que M. le maréchal de Richelieu foit difgrâcié ; il n'a point perdu la bataille de Rosbac; il a paffé l'Aller, il a fait reculer les Hanovriens, il a fait de fon mieux : on ne doit punir que la mauvaise volonté, et le roi eft toujours jufte.

Je ne crois point encore qu'il faille vingt ans pour détromper le public fur une très - mauvaise pièce ; mais je crois fermement que le public d'aujourd'hui

ne vaut pas la peine qu'on travaille pour lui, en quelque genre que ce puiffe être.

Voilà, ma chère nièce, tout ce que je crois, et tout ce que je ne crois pas. Je vous ai ouvert le fond de mon cœur. Si vous avez quelque chofe à croire dans ce monde, croyez que ce cœur eft à vous. Vous ne me dites point fi vous continuez à vous frotter circulairement avec de l'artanit, fi vous mangez, fi vous digérez, fi vous êtes agréablement logée. Il faut, s'il vous plaît, que vous m'inftruifiez de votre manière d'exifter, car mon être s'intéreffe tendrement au vôtre.

Savez-vous fi c'eft à Paris qu'on élève le prince de Parme, ou fi l'abbé de Condillac va à Parme lui apprendre à raisonner? favez-vous quand il part? feriez-vous femme à lui perfuader de prendre fa route par Genève et par Turin ? S'il fait ce voyage cet hiver, nous le recevrions à Laufane, nous le mènerions aux Délices, et de là nous le guinderions par le mont Cénis à Turin, de Turin dans le Milanais, et du Milanais dans le Parmesan.

Portez-vous bien, et aimez-nous.

1758.

1758.

LETTRE V.

A M. LE COMTE DE TRESSAN.

A Laufane, le 3 de février.

MON adorable gouverneur, béni foit le fieur Légier

et fes conforts, et fes mauvais vers, et fa fottife, puifque tout cela m'attire tant de bontés de votre part. Soyez bien sûr que je ne fuis fenfible qu'aux marques généreufes de votre amitié, et point du tout à ces platitudes moitié franc-comtoifes et moitié lotharingiennes. La nation des petits collets et des petits beaux efprits de province, a été oubliée par M. de Réaumur dans l'histoire des infectes, ainsi ne prenons pas garde à leur exiftence.

J'étais fort malade quand on me régala de ces beaux vers, dignes d'une académie de ... Madame Denis les renvoya à Toul, bien cachetés; elle est auffi fenfible que moi à la mention que vous voulez bien faire d'elle vous l'aimeriez davantage fi vous l'aviez vue jouer avant-hier dans une tragédie nouvelle, fur un très-joli théâtre, avec de très - bons acteurs dont j'étais le plus médiocre. Je ne me tirai pourtant pas mal du rôle de vieillard, attendu que malheureusement je le joue d'après nature. J'aurais bien voulu que monfieur le gouverneur de Toul nous eût honorés de fa préfence réelle.

Les infamies et les perfécutions dont on a affublé nos philofophes Diderot et d'Alembert, me tiennent plus au cœur que les beaux vers de M. l'abbé Légier.

[ocr errors]

Je perfifte toujours dans mon idée qu'il faut déclarer qu'on renonce unanimement à l'Encyclopédie juf- 1758. qu'à ce qu'on foit affuré d'une honnête liberté, et d'un peu de protection. Trois mille fouscripteurs se joindront à eux; ils crieront comme des aveugles, et le cri public eft la plus infaillible des intrigues et la meilleure des protections.

Vous avez vu fans doute que notre ami d'Alembert, appelé O, a, dans l'article Genève, loué beaucoup cette église calviniste de n'être pas chrétienne; vous savez que ces prêtres en ont été très-ébaubis, et qu'ils ont fait une belle profeffion de foi dans laquelle ils réfument, pour folde totale, qu'ils ont de la vénération pour Jefu, et qu'ils croient en DIEU. Leurs voifins leur reprochent à préfent d'avoir autrefois brûlé Servet, et d'aller aujourd'hui plus loin que Servet: c'est un bon article pour l'hiftoire des contradictions de ce monde.

Voici le champ de l'histoire des meurtres qui va se rouvrir. M. le comte de Clermont aura une armée terriblement délabrée; fon bifaïeul y eût été bien empêché. Qu'aurait dit Louis XIV, s'il avait vu un marquis de Brandebourg refifter mieux que lui aux trois quarts de l'Europe? Heureux qui voit du port tous ces orages!

Je vais planter aux Délices; de là, je reviens à Laufane pour nos fpectacles; cela eft plus fenfé que d'aller en Allemagne. Je ne regrette aucun roi, aucun prince, mais je regrette fort le gouverneur de Toul, pour qui je fuis pénétré de la plus tendre et de la plus refpectueufe reconnaissance, et à qui je ferai attaché toute ma vie.

1758.

LETTRE V I.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

JE

A Laufane, 5 de février.

E me flatte, mon divin ange, que M. le comte de Choifeul a reçu ma lettre; je lui fais mon compliment, et furtout au prince Henri qui a prévenu fa fœur: c'était à qui des deux ferait une action honnête. Ce Henri eft très-aimable; ce n'eft pas Henri IV, mais il a des grâces, des talens, de la douceur; et c'est lui qui était à la tête de cinq bataillons devant qui toute votre armée prit la poudre d'escampette, le 5 novembre, journée qui a changé la deftinée de l'Allemagne. Je reconnais bien mes chers compatriotes à l'enthousiasme où ils font à préfent pour le roi de Pruffe, qu'ils regardaient comme Mandrin, il y a cinq ou fix mois. Les Parifiens paffent leur temps à élever des ftatues et à les brifer; ils fe divertiffent à fiffler et à battre des mains, et, avec bien moins d'efprit que les Athéniens, ils en ont tous les défauts, et font encore plus exceffifs.

;

Je m'affermis tous les jours dans l'opinion qu'il ne faut pas perdre un demi-quart d'heure de fommeil pour leur plaire. La perfécution excitée contre l'Encyclopédie achève de me rendre mon lac délicieux ; je goûte le plaifir d'être mieux logé que les trois quarts de vos importans, et d'être entièrement libre: fij'avais été à la tête de l'Encyclopédie, je ferais venu où je fuis; jugez fi j'y dois refter. La littérature eft un brigandage; le théâtre eft une arène où on eft livré

« PreviousContinue »