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que les astres ou autres corps fort éloignés nous paraissent beaucoup plus petits qu'ils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu'à l'évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre 5 imagination ni de nos sens: comme, encore que nous voyions le soleil très clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu'il ne soit que de la grandeur que nous le voyons; et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps d'une chèvre, sans qu'il faille conclure pour cela 10 qu'il y ait au monde une chimère: car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable, mais elle nous dicte bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité : car il ne serait pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout 15 véritable, les eût mises en nous sans cela; et pource que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelquefois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant 20 être toutes vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu'elles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés plutôt qu'en nos songes.

CHAPTER II-PASCAL

L

ΙΟ

LES PROVINCIALES

OU LES LETTRES ÉCRITES PAR LOUIS DE MONTALTE1 À UN PROVINCIAL

DE SES AMIS ET AUX RR. PP. JÉSUITES SUR LE SUJET DE LA
MORALE ET DE LA POLITIQUE DE CES PÈRES.

Monsieur,

PREMIÈRE LETTRE

De Paris, ce 23o janvier3 1656.

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Nous étions bien abusés. Je ne suis détrompé que d'hier; jusque-là j'ai pensé que le sujet des disputes de Sorbonne était bien important et d'une extrême consé5 quence pour la religion. Tant d'assemblées d'une compagnie aussi célèbre qu'est la Faculté de Théologie de Paris, et où il s'est passé tant de choses si extraordinaires et sı hors d'exemple, en font concevoir une si haute idée, qu'on ne peut croire qu'il n'y en ait un sujet bien extraordinaire.

Cependant vous serez bien surpris, quand vous apprendrez par ce récit à quoi se termine un si grand éclat ; et c'est ce que je vous dirai en peu de mots, après m'en être parfaitement instruit.

On examine deux questions: l'une de fait, l'autre de 15 droit.

Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire, pour avoir dit dans sa seconde lettre, qu'il a «lu exactement le livre de Jansénius et qu'il n'y a point trouvé les propositions condamnées par le feu pape9; et néanmoins 20 que, comme il condamne ces propositions en quelque lieu qu'elles se rencontrent, il les condamne dans Jansénius, si elles y sont. »

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気に

La question sur cela est de savoir s'il a pu, sans témérité, témoigner par là qu'il doute que ces propositions soient dans Jansénius, après que MM. les évêques1 ont déclaré qu'elles y

sont.

On propose l'affaire en Sorbonne. Soixante et onze doc- 5
teurs entreprennent sa défense, et soutiennent qu'il n'a pu
répondre autre chose à ceux qui, par tant d'écrits, lui
demandaient s'il tenait que ces propositions fussent dans ce
livre, sinon qu'il ne les y a pas vues, et que néanmoins il les
y condamne, si elles y sont.

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Quelques-uns même, passant plus avant, ont déclaré que,
quelque recherche qu'ils en aient faite, il ne les y ont jamais
trouvées, et que même ils y en ont trouvé de toutes con-
traires. Ils ont demandé ensuite avec instance que s'il y
avait quelque docteur qui les eût vues, il voulût les montrer; 15
que c'était une chose si facile qu'elle ne pouvait être refusée,
puisque c'était un moyen sûr de les réduire tous, et M. Ar-
nauld même; mais on le leur a toujours refusé.
Voilà ce
qui s'est passé de ce côté-là.

De l'autre part se sont trouvés quatre-vingts docteurs 20
séculiers, et quelque quarante religieux mendiants, qui ont
condamné la proposition de M. Arnauld, sans vouloir exa-
miner si ce qu'il avait dit était vrai ou faux, et ayant même
déclaré qu'il ne s'agissait pas de la vérité, mais seulement de
la témérité de sa proposition.

Il s'en est de plus trouvé quinze qui n'ont point été pour
la censure, et qu'on appelle indifférents.

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Voilà comment s'est terminée la question de fait, dont je
ne me mets guère en peine: car que M. Arnauld soit témé-
raire ou non, ma conscience n'y est pas intéressée. Et si la 30
curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans
Jansénius, son livre n'est pas si rare, ni si gros,3 que je ne le

pusse lire tout entier pour m'en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne.

Mais si je ne craignais aussi d'être téméraire, je crois que je suivrais l'avis de la plupart des gens que je vois, qui ayant 5 cru jusqu'ici sur la foi publique que ces propositions sont dans Jansénius, commencent à se défier du contraire par le refus bizarre qu'on fait de les montrer, qui est tel que je n'ai encore vu personne qui m'ait dit les y avoir vues. De sorte que je crains que cette censure ne fasse plus de mal que de ro bien, et qu'elle ne donne à ceux qui en sauront l'histoire une impression toute opposée1 à la conclusion. Car en vérité le monde devient méfiant, et ne croit les choses que quand il les voit. Mais comme j'ai déjà dit, ce point-là est peu important, puisqu'il ne s'y agit point de la foi.

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Pour la question de droit, elle semble bien plus considérable en ce qu'elle touche la foi. Aussi j'ai pris un soin particulier de m'en informer. Mais vous serez bien satisfait de voir que c'est une chose aussi peu importante que la première.

Il s'agit d'examiner ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre: «Que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre dans sa chute. >> Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu'il était question d'examiner les plus grands principes de la grâce: comme, si elle n'est pas 25 donnée à tous les hommes, ou bien si elle est efficace. Mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir des marques.

Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N.,3 docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme 30 vous le savez, des plus zélés contre les Jansénistes; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai d'abord s'ils ne décideraient pas for

mellement, «<que la grâce est donnée à tous,» afin qu'on n'agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement, et me dit que ce n'était pas là le point; qu'il y en avait de ceux de son côté qui tenaient que la grâce n'est pas donnée à tous; que les examinateurs mêmes avaient dit en pleine 5 Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu'il était lui-même dans ce sentiment; ce qu'il me confirma par ce passage qu'il dit être célèbre de saint Augustin: « Nous savons que la grâce n'est pas donnée à tous les hommes. >>>

Je lui fis excuse d'avoir mal pris son sentiment, et le priai 10 de me dire s'ils ne condamneraient donc pas au moins cette autre opinion des Jansénistes, qui fait tant de bruit: «Que la grâce est efficace, et qu'elle détermine notre volonté à faire le bien.» Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. «Vous n'y entendez rien, me dit-il; ce 15 n'est pas là une hérésie; c'est une opinion orthodoxe : tous les Thomistes la tiennent; et moi-même je l'ai soutenue dans ma Sorbonique.»3

Je n'osai plus lui proposer mes doutes, et même je ne savais plus où était la difficulté, quand pour m'en éclaircir 20 je le suppliai de me dire en quoi consistait donc l'hérésie de la proposition de M. Arnauld. «C'est, me dit-il, en ce qu'il ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir d'accomplir les commandements de Dieu en la manière que nous l'entendons. >>

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Je le quittai après cette instruction; et bien glorieux de savoir le noeud de l'affaire, je fus trouver M. N., qui se porte de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste s'il y en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux 30 reçu, je feignis d'être fort des siens, et lui dis : (( Serait-il bien possible que la Sorbonne introduisit dans l'Église cette

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