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cite son vers, on croit toujours citer Horace. Rarement les poëtes de la moderne latinité ont eu pareil bonheur. A cet hexamètre d'un président, je ne vois à opposer, comme perfection dans la concision brillante, que celuici que fit l'illustre Turgot, pour mettre sous le buste de Franklin par Houdon.

Il inventa le paratonnerre et délivra son pays des Anglais; le vers dit tout cela:

Eripuit cælo fulmen sceptrumque tyrannis.

(Il ravit au ciel sa foudre, aux tyrans leur sceptre.)

Il est vrai que Turgot avait trouvé son premier hémistiche dans l'Astronomicon de Manilius (liv. III, v. 104); et bien plus, comme l'a fort bien remarqué Grimm (Correspond., Avril 1778), tout le dessin de son vers dans celui-ci de l'Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac (liv. Ier, v. 96):

Eripuitque Jovi fulmen, Phœboque sagittas.

Quoi qu'il en soit, tout le monde trouva le vers de Turgot d'une grande nouveauté et d'une justesse parfaite. Franklin fut le seul qui le critiqua. Son bon sens ne faisait grâce à rien, même aux éloges qu'on lui adressait. Avant de les accepter, il prenait la peine de

les raisonner. Félix Nogaret, grand faiseur de vers d'almanach, avait traduit ainsi l'hexamètre de Turgot:

Il ôte au ciel la foudre et le sceptre aux tyrans,

et vite il avait envoyé à Franklin la traduction avec trois pages de louangeux commentaires. Voici ce que Franklin lui répondit:

« Monsieur,

J'ai reçu la lettre dans laquelle, après m'avoir accablé d'un torrent de compliments qui me causent un sentiment pénible, car je ne puis espérer les mériter jamais, vous me demandez mon opinion sur la traduction d'un vers latin. Je suis trop peu connaisseur, quant aux élégances et aux finesses de votre excellent langage, pour oser me porter juge de la poésie qui doit se trouver dans ce vers. Je vous ferai seulement remarquer deux inexactitudes dans le vers original. Malgré mes expériences sur l'électricité, la foudre tombe toujours à notre nez et à notre barbe, et quant au tyran nous avons été plus d'un million d'hommes occupés à lui arracher son sceptre. »

Puisque nous parlons des vers latins mo

dernes, il ne faut pas oublier Santeuil, ne dussions-nous citer de lui que le fameux

Castigat ridendo mores,

(En riant corrige les mœurs.j

qu'il improvisa pour l'Arlequin Dominique, et dont la Comédie-Italienne, puis l'OpéraComique se sont fait une devise.

J'aime assez que, pour un vers qui court, on ne s'en tienne pas toujours, faisant fi du reste, à l'hémistiche en circulation. Ditesmoi tout entier, par exemple, ce 343 vers de l'Art poétique d'Horace, dont le vulgaire ne sait que les deux derniers mots :

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci,

(Celui-là ne laisse rien à désirer qui mêle l'agréable à l'utile.)

Pour le vers 6e du IVe livre des Géorgiques, ne faites pas comme tout le monde, allez plus loin que les premiers mots, et dites ce que je voudrais bien pouvoir dire pour ce travail-ci, même avec la traduction de Delille:

In tenui labor, at tenuis non gloria.

(Moins le sujet est grand, plus ma gloire va l'être.)

Enfin, de grace, encore une fois, quand vous citez, citez bien, et d'une façon complète.

Ne dénaturez pas, ainsi que le fait tout le monde, l'un des passages les plus souvent cités de l'Art poétique d'Horace. Souvenez-vous bien qu'on y lit au vers 19°:

Sed nunc non erat HIS locus,

(Mais maintenant ce n'était pas la place de ces choses.)

et, par conséquent, ne répétez plus, suivant la commune et sempiternelle erreur, le fameux non erat HIC locus.

Voltaire a dû contribuer à fausser cette citation. Elle tombait souvent sous sa plume, et chaque fois il en donnait la mauvaise variante. Voyez par exemple sa lettre du 6 novembre 1733 à Cideville, et celle qu'il écrivit, le 24 novembre 1777, à Delisle Desalles.

Tout ce qu'il trouvait dans les livres de bon à citer se fixait solidement dans sa mémoire, mais très-souvent à la condition de s'y altérer. Les vers latins surtout jouaient de malheur avec lui. Trouve-t-il par exemple l'hémistiche d'Horace (lib. I, epist. IV, v. 9):

Fari possit quæ sentiat,

(Pouvoir dire ce qu'on sent.)

il l'arrange ainsi en le citant, dans sa lettre du 28 décembre 1761, au cardinal de Bernis:

«Ma vocation est de dire ce que je pense, fari quæ sentiam. » Si, écrivant, le 19 août 1758, au même prélat, il sent frémir au bout de sa plume cet autre hémistiche d'Horace (lib. IV, od. xii, v. 27):

Misce stultitiam consiliis brevem, (Assaisonne ta sagesse d'un peu de folie.)

il n'oublie pas à qui il parle, et par politesse il fait ainsi à faux la citation: Misce consiliis jocos. Le mal, dans tout cela, n'est pas grand.

Voici qui est pis, sans être encore bien grave. Il trouve au livre III des Métamorphoses d'Ovide (vers 137, 140) ces deux hémistiches, que deux vers séparent:

Medio tutissimus ibis....

Inter utrumque tene,

(Au milieu tu iras plus sûrement.... tiens-toi entre les deux.) et, dans sa lettre du 14 décembre 1772, en rapprochant les deux fragments, soudant le premier à la suite du second, il en fait un hexamètre qui, après 1830, aurait fort bien pu servir de devise au juste-milieu. Depuis, le passage d'Ovide n'a plus été cité que sous cette forme.

Quand, par la satiété, Voltaire arrivait au dégoût de la gloire, et se sentait pris de l'envie de souffleter sa popularité par ce vers

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