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des citations ne se prouve qu'à l'aide de citations on cite je ne sais quel passage de La Bruyère contre les avocats de son temps, plus forts sur la mémoire que sur l'éloquence, si bien, dit-il, que dans leurs plaidoiries «Ovide et Catulle venoient avec les Pandectes au secours de la veuve et des pupilles; >> on rappelle ce qu'a dit le P. Bouhours contre les pédants qui citent par pure ostentation; » on évoque Saint-Évremond et ses anathèmes contre les citations en langue étrangère, et enfin on en arrive à certain mot de Ninon, trop femme d'esprit pour ne pas être l'ennemie du pédantisme citateur.

Un jour Mignard, étant chez elle, se plaignait hautement du peu de mémoire que la nature avait départi à sa fille, celle-là même qui fut plus tard la belle marquise de Feuquières. Eh! tant mieux, s'écria mademoiselle de Lenclos promenant un regard doucement railleur sur le groupe de pédants qui encombraient sa chambre, tant mieux encore une fois, elle ne citera point. »

A propos de cette anecdote, M. J. Brisset, rendant compte de notre première édition (dans la Gazette de France du 14 septembre 1855), avec autant d'indulgence que d'esprit,

fait une remarqne très-ingénieuse. Reprenant au bond, dans la phrase de Ninon, le « tant mieux ! » qui y fait surtout saillie, et le rapprochant d'un mot dérobé à sa vie galante, et toujours en cours depuis l'heure où son boudoir le vit naître : « Il y a, dit-il, comme un pressentiment dans ce tant mieux. En effet, il n'est pas de mot qui ait été plus cité que le « Ah! le bon billet qu'a La Châtre.» Les citateurs ont été pour Ninon plus que des pédants, ils ont été des indiscrets. »

Tout ce que j'ai cité contre les citations est, j'en conviens, sans réplique. Je n'ai point marchandé. J'ai invoqué contre elles les autorités d'esprit les plus imposantes: SaintÉvremond, La Bruyère, Ninon! Que répondre à de pareils noms ? que faire pour une chose condamnée par ces bons esprits?

Eh bien ! pourtant, voulût-on même renforcer leur opinion de celle de Montaigne, qui a dit quelque part, à propos de citations (l'ingrat, il trépignait sur le plus pur de son trésor! le méchant, il battait sa nourrice):

« Ces pastissages de lieux communs, de quoy tant de gens mesnagent leur estude, ne servent guère qu'à subjets communs, et servent à nous monstrer, non à nous conduire. »

Eh bien! je le redis, malgré tous ces témoignages, qui dans ce procès prouvent et ne concluent pas, malgré La Bruyère et SaintÉvremond, en dépit de Ninon et'de Montaigne, je crois encore les citations chose utile, chose ingénieuse, chose excellente lorsqu'on n'en abuse pas, et qu'on les fait à propos.

Citer, c'est parfois une ostentation de savoir, j'en conviens, mais souvent aussi c'est de l'abnégation et de la modestie! C'est le fait d'un esprit qui doute de soi, qui, se défiant de sa propre autorité, s'abrite derrière des esprits consacrés, et s'efface pour leur laisser la parole. Il a trouvé la pensée, mais trop timide il craint de l'aventurer; l'expression lui fait défaut, la formule lui manque; invoquée à propos, sa mémoire la lui prête, et voilà que l'idée jaillit avec la citation.

M. Jules Janin l'a dit bien mieux que nous et d'une façon même tout à fait excellente, dans l'article d'aimable et savante approbation qu'il a bien voulu consacrer à la première édition de ce petit livre (Journal des Débats, 1er octobre 1855):

« Semblables à la diligente abeille qui compose son miel du suc de toutes les fleurs, les écrivains amis de la recherche et de l'étude

comptent pour plaire, un peu sur eux-mêmes, et beaucoup sur les autres. Comme leur vie entière est occupée à l'étude, et comme ils n'ont pas d'autre ambition, d'autre plaisir, ils s'estiment heureux entre tous les hommes lorsqu'à propos de l'œuvre la plus maussade, et de l'écrivain le plus vulgaire, ils retrouvent dans leur tête réjouie et reposée une belle parole qui relève un peu leur discours, et dont ils se parent soudain, comme une beauté à la mode d'une perle ou d'une fleur.»

Bayle a dit, moins sévère cette fois qu'il ne l'était tout à l'heure: « Il n'y a pas moins d'invention à bien appliquer une pensée que l'on trouve dans un livre qu'à être le premier auteur de cette pensée. On a ouï dire au cardinal du Perron que l'application heureuse d'un vers de Virgile étoit digne d'un talent. »

Lamothe Le Vayer est du même avis: « Une bonne pensée, dit-il, de quelque endroit qu'elle parte, vaudra beaucoup mieux qu'une sottise de son cru, n'en déplaise à ceux qui se vantent de trouver tout chez eux et de ne tenir rien de personne. »

Gabriel Naudé, qui, de même que Bayle et Lamothe Le Vayer, était un grand emprun

teur, un infatigable citateur, va plus loin encore, il veut qu'on cite quand même, et il dit ce que nous répétons dans notre épigraphe

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Il n'appartient qu'à ceux qui n'espèrent jamais être cités, de ne citer personne! »

Chateaubriand aimait beaucoup à citer. C'était un art pour lui, et qu'il ne croyait pas fait pour tout le monde : « Il ne faut pas croire, disait-il un jour à M. de Marcellus, que l'art des citations soit à la portée de tous les petits esprits qui, ne trouvant rien chez eux, vont puiser chez les autres. C'est l'inspiration qui donne les citations heureuses. La mémoire est une muse, ou plutôt, c'est la mère des muses que Ronsard fait parler ainsi :

Grèce est notre pays, mémoire est notre mère.

Les plus grands écrivains du siècle de Louis XIV se sont nourris de citations... Cicéron, qui n'avait qu'un seul idiome au service de son érudition, prodigue les citations également. Nous sommes bien plus près des secours, nous qui avons deux langues mortes à côté de nous, et quatre langues parlées à nos frontières; aussi, que de belles pensées à em

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