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Vigée ne fut jamais mieux en verve que dans l'Épître qu'il lui adressa, et où brille ce bel alexandrin:

Je suis riche des biens dont je sais me passer.

Depuis le jour où il avait fait dire à Cléante, à la scène vire de sa comédie les Aveux difficiles, ce vers proverbe :

L'amour-propre offensé ne pardonne jamais,

Vigée n'avait pas été aussi bien inspiré. Il est vrai que pour faire le premier vers, celui-ci de Regnard dans le Joueur (act. IV, sc. x) :

C'est posséder les biens que savoir s'en passer,

ne lui avait pas été tout à fait inutile. Regnard, de son côté, ne s'était pas mal trouvé, il est vrai, d'avoir sous la main, quand il fit son vers, cette pensée de Sénèque (Épist. XXIX): « Summæ opes inopia cupiditatum. "

Ici un point de droit littéraire serait, selon nous, à débattre. Vigée, qui a pris à Regnard, est-il plus coupable que Regnard qui a pris à Sénèque? Chamfort va répondre par un joli mot de son temps: « Quelqu'un a dit, écrit-il, que de prendre sur les anciens, c'est

pirater au delà de la Ligne; mais que de piller les modernes, c'était filouter au coin des rues. » Par ce dernier trait, Chamfort s'est donné une vengeance anticipée contre ceux qui l'ont mis au pillage.

Beaucoup des plus fins esprits de ce temps sont du nombre, et entre autres M. Théophile Gautier, qui faillit pour la peine être excommunié. Il avait pris, sans dire gare, cette ligne à Chamfort: « Le hasard est un sobriquet de la Providence, » en se contentant d'écrire pseudonyme au lieu de sobriquet. Un poëte bordelais, M. Delpech, qui ne savait pas la vraie source du mot en fit honneur au tacite emprunteur dans la préface de son poëme de Satan. L'archevêque, Mgr Donnet, l'y trouva et fit presque un mandement tout exprès pour fulminer contre l'expression impie. Peu s'en fallut, je le répète, qu'il n'excommuniât M. Gautier, sans savoir qu'il n'était qu'un coupable de seconde main. Jamais plagiat n'eût été si terriblement puni.

XVIII

De ce que, d'ordinaire, un auteur abonde plutôt en phrases gracieuses qu'en pensées énergiques, le citateur lui dénie toutes les phrases au mâle accent qui courent les conversations.

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« L'homme s'agite, Dieu le mène,» dit, par exemple, notre citateur, qui ajoute aussitôt : « Comme cela sent son Bossuet! Il n'y avait que l'aigle de Meaux (style de circonstance) qui pût laisser tomber une telle parole. Notre homme se trompe; la phrase n'est pas du tonnant Bossuet, mais du doux Fénelon, qui y développe le proverbe formulé dans l'Imitation (liv. I, chap. xix, ? 2) : « Homo proponit sed Deus disponit, l'homme propose, mais Dieu dispose; » et cette parole de l'Écriture (Prov. xv1, 9): « L'homme dispose sa voie et Dieu conduit ses pas. »

Fénelon a mis cette phrase, que l'on ne se contente pas d'attribuer à un autre, mais que le plus souvent on cite mal, dans son beau

sermon de l'Épiphanie, prêché en 1685: « Dieu ne donne aux passions humaines, lors même qu'elles semblent décider de tout, que ce qu'il leur faut pour être les instruments de ses desseins ainsi, l'homme s'agite, MAIS Dieu le mène. (OEuvres de Fénelon, édit. Lebel, Paris, 1823, in-8°, tom. XVII, p. 178.)

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Ce vers, qui se lit dans la cvire épître de Sénèque :

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt,

et que Montaigne paraphrase ainsi (Essais, liv. II, ch. xxxvII): « Suyvons de par Dieu ! suyvons: Il meine ceulx qui suyvent; ceulx qui ne le suyvent pas, il les entraisne, » exprime à peu près la même pensée.

Elle était toute païenne. Aussi n'ai-je pas été surpris de la trouver chez Plutarque, le fataliste, dans une phrase de la Vie de Camille, qu'Amyot traduit ainsi : « Le destin mène celui qui le suit, et tire celui qui recule. » Le christianisme avait accepté ce débris du'fatalisme antique. Nous l'avons vu par ce qu'a dit Fénelon, et la belle phrase de Balzac en son Socrate chrétien achèvera de nous en convaincre : «< Dieu, dit-il, est le poëte, les hommes ne sont que les acteurs. Ces grandes

pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel. » Haute et noble pensée ! qui me fait trouver bien mesquine celle d'un fragment de Pétrone: « Universus mundus exercet histrioniam,» d'où J.-B. Rousseau tira l'idée de son épigramme :

Ce monde-ci n'est qu'une œuvre comique.....

Admirable parole, je le répète, près de laquelle semble bien basse et bien impie celle-ci de Pline l'ancien (liv. II, ch. vII) : « Irridendum agere curam rerum humanarum illud quidquid est summum. Rions de ceux qui supposent que ce qui est le Très-Haut prend soin des choses humaines. »

Breves

Puisque nous sommes dans cette sphère de pensées, rappelons celle-ci de Bacon, dont le vrai texte, cité rarement et toujours traduit d'une façon peu satisfaisante, nous a été indiqué par M. Ch. Romey: haustus in philosophia ad Atheismum ducunt, largiores autem reducunt ad Deum; est-on faiblement imbu de philosophie, on va droit à l'athéisme; en est-on plus largement pénétré, l'on retourne à Dieu. »> Chamfort, dans ses Maximes et pensées, a donné de cette phrase une variante qu'il nous est particulièrement

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