Personne ne sut mieux que Boileau s'imposer le joug du mot juste, de l'expression propre, personne aussi ne sut le porter avec plus d'aisance. M. de Lamennais a dit dans une des Pensées diverses qui font partie de ses Œuvres posthumes:« On ne trouve jamais l'expression d'un sentiment que l'on n'a pas; l'esprit grimace et le style aussi. » C'est la même idée que celle de Boileau. Le grand écrivain du livre sur l'Indifférence en matière de Religion, ne se contenta pas, lui non plus, de l'exprimer; son style la mit en pratique. Que de choses à dire sur ce chapitre de l'esprit et du goût, dont Boileau nous a tout naturellement amené à parler! Ne pouvant le traiter à fond, nous nous en tiendrons, suivant notre devoir en ce livre, à des citations. La première sera de Marie-Joseph Chénier, la seconde sera de Chateaubriand. En politique, ils furent ennemis; mais sur le goût, comme vous allez voir, ils s'entendirent, ou peu s'en faut : Chénier va parler d'abord dans son discours, la Raison : C'est le bon sens, la raison qui fait tout: Talent? raison produite avec éclat, Esprit? raison qui finement s'exprime. La part faite au goût est déjà brillante ici : Chateaubriand va la faire plus belle encore, et dans ce qu'il va dire se trouvera le plus magnifique éloge de l'époque, si contenue et si bien réglée, que Boileau régenta : « Le Génie enfante, le Goût conserve. Le Goût est le bon sens du Génie; sans le Goût, le Génie n'est qu'une sublime folie. Ce toucher sûr par qui la lyre ne rend que le son qu'elle doit rendre est encore plus rare que la faculté qui crée. L'Esprit et le Génie diversement répartis, enfouis, latents, inconnus, passent souvent parmi nous sans déballer, comme dit Montesquieu; ils existent en même proportion dans tous les âges; mais dans le cours des âges, il n'y a que certaines nations, chez ces nations qu'un certain moment où le goût se montre dans sa pûreté. Avant ce moment, après ce moment, tout pèche par défaut ou par excès. Voilà pourquoi les ouvrages accomplis sont si rares; car il faut qu'ils soient produits aux heureux jours de l'union du Goût et du Génie. Or, cette grande rencontre, comme celle de quelques Je fus un jour singulièrement pris au dépourvu, à propos de ces jolis vers sur les Patineurs, qu'on me soutenait être de Voltaire, et que je me rappelais bien n'avoir pas vus dans ses œuvres : Sur un mince cristal l'hiver conduit leurs pas, Telle est de vos plaisirs la légère surface. -C'est délicieux, s'écriait mon citateur, c'est admirable! ce doit être de Voltaire! Puis une minute après C'est de Voltaire! Une fois ces derniers mots lâchés, il n'y eut plus à l'en faire démordre. Je voulus lui soutenir le contraire, impossible; d'ailleurs si je savais bien de qui ces vers n'étaient pas, je n'igno rais pas moins de qui ils étaient. Il fallut céder, et mon homme partit triomphant. Revenu parmi mes livres, je furetai tout ce que j'ai de recueils poétiques; pas un ne me donna les vers et le nom que je leur demandais. Enfin un jour, errant sur les quais, j'aperçus mon quatrain au bas d'une de ces gravures des Saisons, si communes au commencement du xvm siècle. Celle-ci, représentant l'Hiver, sous la figure d'un groupe de patineurs, était de Larmessin. Le poëte, par une attention délicațe et comme s'il eût prévu notre querelle, avait signé les quatre vers. Sous le dernier on lisait ce nom : Roy. Je me rappelai que c'était celui d'un pauvre diable qui, vers 1730, eut plus d'esprit que de succès, et fut plus sifflé et bâtonné même que loué et applaudi. J'achetai la gravure en le bénissant, et je courus chez mon voltairien. Il était parti de la veille, peut-être en murmurant le quatrain et en se répétant Voltaire est un grand poëte! Que de pauvres diables de rimeurs ainsi appauvris, par usurpation, des seuls vers qui faisaient leurs richesses, et cela toujours au profit des Crésus du Parnasse! |