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proportionne la beauté des uns à l'excellence des autres. Darius prenoit le titre [k] du plus beau & du meilleur de touts les hommes. Suivant Ariftote [1], il n'y a point de vrai bonheur fans la beauté; mais Lucien lui a reproché de ne l'avoir dit que pour flater "Alexandre. La beauté fe vante [m] de faire paroître la vertu plus aimable, de foumettre la force par le plus puif fant de touts les empires,& de triompher des plus grands courages.

Malgré tout ce qui peut être allégué en faveur de la beauté, elle fera réduite à fa jufte valeur, fi l'on confidére [] à quel point cet avantage eft fragile, avec quelle rapidité il échape, & à combien de dangers il eft expofé. Rien n'eft plus connu dans l'Hitoire [o], que les malheurs de Lucréce & de Virginie. Laïs [p] fut lapidée par les femmes jaloufes de fa beauté. Héléne eft appellée par Virgile [9], une furie également funefte à Troie & à fa patrie: Polyxo pour venger [] la mort de fon mari, tué au fiége de Troie, envoïa des femmes habillées en furies, qui enlevérent Hé. léne pendant qu'elle étoit dans le bain, & la pendirent à un arbre: la fille du comte Julien fut la caufe de l'invafion de l'Espagne par les Maures: Spurinna, jeune Romain, fe défigura le vi

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fage [s] pour arrêter les défordres que caufoi ta beauté: les religieufes de Ptolémaïde firent difparoître les attraits [t], dont la nature les avoit embellies, en fe couvrant le vifage de plaies & d'ulceres, pour fe fouftraire à la brutalité des Soldats, lorfque cette ville fut prife d'affaut. Un malheur ordinaire à la beauté [], eft d'être expofée aux traits empoisonnés de la médifance.

57.

Idées ca

pricutes fur

Comme la beauté emprunte fes plus fortes armes de l'imagination, c'eft auffi de toutes les idées la plus dépen- la beauté. dante de l'opinion & du caprice. Les Abyffins trouvent beaucoup de charmes dans les nés les plus plats & les plus écrafés; ceux qui font fort courbés & aquilins, plaifent aux Perfes. Parmi les Siamois, c'eft une grande difformité d'avoir les dents blanches, comme les chiens, & la coûtume eft de les teindre en noir ou en rouge. On perce aux filles de Guinée [x] la lévre d'en bas, avec des épines, & par les trous on fait paffer des petits mor ceaux de bois pour groffir & renverfer ces lévres, le plus qu'il eft poffible; ce qu'elles tiennent à grande beauté. Les Brefiliens écrafent le bout du nez à leurs enfans; les Peuples du Mifficipi leur façonnent la tête en pointe. L'idée de la beauté à la Chine,eft d'a

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Parmi nous, la belle démarche des dames eft un attrait pour ceux qui fe piquent le plus d'être connoiffeurs ; les plus délicats [y] prifent davantage les boiteules.Ovide[]trouve les yeux louches les plus aimables, & femblables à ceux de Vénus. La princeffe d'Eboli,qui étoit borgne, fit de grandes paffions par fa beauté. Anacréon [4] & Petrone regardoient comme un agrément que les fourcils ne fuffent point féparés. Ovide [b] remarque même que les femmes recouroient à l'artifice pour fe procurer cet ornement: cependant,fi l'on en croit Ariftote,des fourcils joints donnent une phyfionomie fombre & trifte; & Voiture dit: Il ne m'est rien resté qui ne foit changé, finon que j'ai encore les fourcils joints;ce qui eft la marque d'un fort méchant homme. Cela nous doit convaincre que la beauté n'eft qu'un jeu de notre imagination, qui change felon les païs & felon les fiécles.

Venons enfin à l'objet le plus général de la convoitife des hommes, commun à toutes les conditions, & le but ordinaire de touts les travaux. Soifardente des richesses [c], à quoi ne forcez vous point les hommes? On a vû cependant des nations entiéres exemptes de Tom. II.

[y] Brantom. Dames illuftres,dif premier de la reine Anne; Eff.de montagne, liv.3 ch.11. In pedibus vitium caufà decoris erat.

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cette fatale paffion. Euripide [d]avoit mis dans la bouche de Bellerophon un éloge magnifique des richeffes, & ille terminoit par cette penfée: Les richeffes font le fouverain bonheur du genre humain, & c'eft avec raifon qu'elles excitent l'adminiftration des dieux & des hommes. Ces derniers vers révoltérent tout le peuple d'Athénes: le Poëte eût été banni fur le champ, s'il n'eut demandé qu'on attendît la fin de la piece, où le panégyrifte des richesses périffoit miférablement. Les anciens Romains [e] avoient pour maxime, de ne pas faire confifter la grandeur à pofféder les richeffes, mais à commander à ceux qui les poffédoient. Strabon [f] rapporte que tout étoit commun entre les Scythes, excepté les armes & les pots . Dans la Panchaïe [g] les laboureurs apportoient les blés en commun, pour être diftribués également. Les anciens habitants d'Italie [b] n'avoient rien en propre, & c'eft pour rappeller cette ancienne égalité, que la fête [i] des Sa

turnales fut inftituée.

59. Toutes for

tes d'avan

Ces peuples heureux n'ont plus d'imitateur, que parmi quelques fauvages peut-être, dont la fimplicité eft méprifée. Les fiécles de fer, dans lesquels tages attri les hommes vivent depuis long-temps, richeffes. font véritablement des fiécles d'or, fuivant la penfée d'Ovide [k];la cupidité de Hh

[d] Sen. Epift. 115. M.Rolin. de la maniére d'étudier & d'enfeigner les belles lettres, tom. 3 p.20.

[c] Curio ad focum fedenti magnum auri pondus Samnites cùm attuliffent,repudiati ab eo funt. Non enim aurum ha. bere prælarum fibi videri dixit,fed iis qui haberent aurum imperare, Cic. de Senet. [f] Strab.lib.7.

[g] Disd.Sic.lib.5. [h] Juftin.lib.43.

[i] Pendant cette fête les esclaves mangeoient avec leurs maîtres, & jouiffoient de toute forte de libertés.

bués aux

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l'or y domine,& tourmente perpétuellement les hommes.On rend à l'or un culte honteux; on lui défere les honneurs dûs à la vertu la bonne foi lui eft facri: fiée. L'imagination éblouie par l'éclat des richeffes,ne leur refufe aucun avantage [], celui qui eft riche,eft beau,il eft noble,ila toute forte de bonnes qualités; il mérite une grande réputation, il en jouit,il adroit de nous commander; nous nous foummettons à fes ordres. Il fe trouve tout d'un coup un grand nombre d'alliances [m], qu'il ignoroit: touts les grands veulent être de fes parents Mais l'opinion que nous concevons de ces richeffes, feroit bientôt détrompée, fi nous appercevions ce qui fe paffe au dedans de cet homme riche. Les embarras, les inquiétudes, les dégouts, les remords tiennent fon ame, pour ainfi dire, affiégée; le repos & la joie fuient loin de lui [n]; touts les tréfors du monde, toutes les richeffes des Perfes, ni les magnifiques palais de Craffus ne peuvent calmer les foucis, donner la liberté, ni la tranquilité de l'efprit, ni délivrer l'ame de l'esclavage des paffions. Les troubles & les chagrins[o] habitent au milieu des meubles les plus fomptueux: ils volent [*] Aurea nunc vere funt fæcula : plurimus auro

Vænit honos, auro conciliatur amor. Ovid.

[1] Et genus, & formam regina pecunia donat,

Ac bene nummatum decorat Suadela,
Venufque. Hor. lib.1. Epift.6.
Virtus, fama, decus, divina humana-
que, pulchris
Divitiis parent; quas qui conftruxerit,
ille

Clarus erit,fortis,juftus, fapiens etiam,

& rex,

Et quidquid volet. Hor. lib 2. Sat. 3. Unde habeas, quærit nemo, fed oportet habere. Ennius. [m] τῶν ἐντυχόν που εκσὶ παντες συγγενεῖς, Euripid.

fous les lambris dorés,& les liceurs qui accompagnent les prémiers magiftrats, n'ont pas le pouvoir de les écarter. Augufte aiant appris [p] qu'un chevalier Romain étoit mort laiffant des dettes immenfes, il fit acheter fon lit, pour prouver s'il pourroit gouter quelque repos dans un lit accoutumé à procurer le fommeil à un maître accable de foucis & d'inquiétudes.

é

L'homme ne juge par les ornements étrangers,que de fa propre efpéce,quoiqu'il ait bien plus d'interêt de la connoître, & que les jugements qu'il en fait, foient pour lui d'une bien plus grande importance. Nous louons un cheval [9], » dit Montagne,de ce qu'il eft vigoureux, & adroit, non de fon harnois; un lévrier,, de fa viteffe,non de fon colier,un oiseau de fon aîle, non de fes longes & fonnet-,, tes. Pourquoi de même n'eftimons-nous „ un homme par ce qui eft fien? Il a un „ grand train, un beau palais, tant de,, crédit, tant de rentes; tout cela eft autour de lui, non en lui.

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دو

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60.

La philo

faux éclat

Le philofophe qui étudie la nature, eft bientôt désabufé du défir ou de l'ad- fophie de miration des richesses.Ecoutons la voix trompe du d'une mére fi fage, elle ne demande [] des richel qu'un efprit libre de chagrin & de fes. [] Non fit thefauris, non auro pecu,

folutum;

Non animis demunt curas ac religiones Perfarum montes non divitis atria

Craffi. Fragm.Varron.

[] Non enim gazæ, neque confularis
Summovet Lictor miferos tumultus
Mentis, & curas laqueata circum
Tecta volantes.

Hor.

[p] Erafm. Apophth. 1.4. in apoph. Aug. apoph.31.

[q] Effais de Montagne, liv, 1. ch.42, [r] ... nonne videmus

Nil aliud fibi naturam latrare, nifi ut

cum

Corpore fejunctus dolor abfit, mente fruatur.

Jucundo fenfu, curâ femota metuque. Lucret. lib, 2.

fraïeurs, & un corps exempt de maladies. Bien loin de rechercher l'excés des richesses, il faut que l'opinion produite par les exemples, nous détourne des avertiffements de la nature [s], & que la coutume furmonte en nous le fentiment qui nous porte fans ceffe à user avec modération des[]biens qui fe préfentent le plus communément, & dont prefque aucun homme n'eft privé. Socrate eftimoit le fuperflu des biens non-feulement inutile, mais encore incommode. Un Craffus qui tiroit de fes terres fept mille talents de rente, ou environ vingt-un millions de notre monnoie,& qui n'appelloit riches que ceux qui pouvoient entretenir une armée de leur revenu; un Cornelius Balbus, qui lé gua par fon teftament au peuple Romain vingt-cinq deniers par tête, qui revenoient environ à douze livres dix fols de notre monnoie, ces fuperbes fénateurs,qui avoient dix mille & jufqu'à vingt mille efclaves feulement pour le fafte, étoient bien moins heureux que les héros des fiécles vertueux de la république Romaine [4], célébres par la fruLe définté galité & le mépris des richeffes.

61.

reffement

des philofo

Le duc de la Rochefoucault, fi judiphes traité cieux & fi délicat dans fes maximes,a inhypocri- terprêté peu favorablement les fenti

Non poffidentem multa vocaveris Recté beatum; rectius occupat Nomen beati, qui deorum Muneribus fapienter uti Duramque callet pauperiem pati, Pejufque leto flagitium timet. Hor.lib.4.od.8.

[] Tanta eft corruptela malæ confuetudinis, ut ab eâ tanquam ingniculi extinguantur à naturâ dati, exorianturque & confirmentur vitia contraria.Cic.de leg.l.1. [r] Vivitur ex parvo melius,natura beatis Omnibus effe dedit, fi quis cognoverit uti. Claudian.

8 prodiga rerum Luxuries, nunquam parvo contenta

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ments défintéreffés des anciens.,, Les, fages de l'antiquité étoient bien fols,dit-, il, qui fans être éclairés des lumieres de,, la foi, & fans efpérer quelque chofe de,, meilleur, méprifoient les plaifirs & les,, richeffes: ils cherchoient à fe diftinguer par des fentiments extraordinaires &,, peu naturels. Les habiles gens d'entre, eux fe contentoient d'en difcourir en public, & agiffoient autrement en fecret. Le mépris des richeffes étoit dans les philofophes un défir caché de ven-,, ger leur mérite de l'injuftice de la for-, tune, par le mépris des mêmes biens,, dont elle les privoit; c'étoit un fecret,, pour le garantir de l'aviliffement de la,, pauvreté; c'étoit un chemin detourné pour aller à la confideration, qu'ils ne,, pouvoient avoir par les richeffes.

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foi.

62.

Il eft aifé, ce me femble, de défen- Défense de dre la bonne foi des fages de l'antiquité. kur bonne Les philofophes Payens ne s'étant point élevés au-deffus de la nature, n'ont pas méprifé les plaifirs; ils les regardoient comme un don de la nature, & ils ne s'en éloignoient qu'autant que ces plaifirs étoient des obftacles à l'exercice de quelque vertu, telle que la temperance & la juftice, ou qu'ils nuifoient à la tranquilité & à la liberté de l'ame. Guidés en tout par la nature, fuivant l'opi

paratu,

Hh 2

Et quæfitorum terrâ pelagoque ciborum Ambitiofa fames, & lautæ gloria menfæ! Lucan.

[u] Gaudente terrâ vomere laureato, & triumphaliaratore. Plin.lib.8.c.3.

O quantum erat fæculi decus, imperatorem triumphalem, Cenforium, & quod fuper omnia hæc eft,Catonem uno caballo effe contentum,& quæ toto quidem. Partem enim farcinæ ab utroque latere dependentes occupabant. Sen.epift.87.

Patriæ rem unufquifque non fuam augere properabat : pauperque in divite quàm dives in pauperę imperio verfari malebat. Val. Max.lib.4.c.4.

..nion véritable ou fauffe qu'ils s'en étoient formée, leur morale étoit auffi corrompuë que cette nature même.

Laïs, cette fameufe courtifanne d'Athénes, difoit: Je ne fçais ce qu'on en. tend par l'aufterité des philofophes; mais ces gens-là ne font pas moins fouvent à ma porte, & ils ne me paroiffent pas moins fenfibles,que les autres Athéniens. Il eft vrai que Phryne fit de vains efforts pour vaincre la chafteté de Xénocrate, mais cette réfiftance fut caufée par une humeur farouche, & non par une oftentation qui cherchât à fe dédommager dans des débauches fecrétes. Xénocrate craignoit peut-être de fuccomber aux attraits de la volupté, s'il lui donnoit quelqu'entrée en fon ame. Quel que fût le motif de Xénocrate[x], les Payens qui ont blâmé en lui cette averfion des plaifirs,ne l'ont pas foup. çonné de mauvaise foi & d'hypocrifie. A l'égard du mépris des richeffes,c'eft avoir peu étudié la nature que de regarder ce fentiment comme peu naturel; c'eft au contraire la convoitife des fuperfluités qui eft peu naturelle. Rien n'eft plus oppofé à la nature, que la peine d'acquérir les richeffes, le foin de les conferver,l'embarras même de s'en fervir. Il n'y a point d'état fi heureux, qu'une pauvreté tranquille, pourvûe, du néceffaire, débarraffée du fuperflu. Nous avons à ce fujet le témoignage de la fainteécriture,qui dit [y], qu'un peu dans le creux de la main vaut mieux avec du repos, que plein les deux mains avec travail & affliction d'efprit.

C'eft juger par fon fiécle, que de prétendre que les anciens fages fe vengeoient par des maximes peu fincéres de l'aviliffement de la pauvreté. Mil

[x] Diog.Laërt.in Xenocr.

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tiade, vainqueur des Perfes, & Ari. ftide, furnommé le Jufte, étoient les plus pauvres citoïens d'Athénes, & les plus illuftres. Curius & Fabricius, qui mépriférent l'or des Samnites & les offres de Pyrrhus; ces confuls, ces dictateurs, qui quittoient la charruë pour commander les armées, & qui la reprenoient auffi-tôt après le triomphe; les héros, auffi bien que les philofophes, touts les fages enfin ne craignoient point l'avilissement de la pauvreté, mais ils craignoient l'avilif fement des défirs injuftes, & des paffions qui rendent l'ame efclave.

Enfin, c'eft ne pas connoître l'hiftoire des philofophes, que de dire qu'ils prenoient un chemin détourné pour aller à la confidération qu'ils ne pouvoient avoir par les richesses, puifqu'il eft conftant que plufieurs ont quitté volontairement de grands biens. Thalés fit connoître que la découverte des fecrets de la nature donnoit à un philofophe de grands avantages pour s'enrichir. Démocrite céda à fes fréres un riche patrimoine ; les Pythagoriciens mettoient leurs biens en commun; Ariftippe pour foulager fes efclaves, qui paroiffoient fatigués du poids de fes richeffes, les fit jetter au milieu des campagnes de Lybie; Cratés laiffa le fideicommis de fa fucceffion à un ami de confiance, à cette condition que fi fes enfants étoient fans merite, la fucceffion parternelle leur fût tranfmife; s'ils étoient vertueux, qu'elle fût diftribuée aux plus indigents du peuple. Un grand nombre d'autres exemples pourroit prouver que le défintéreffement des fages de l'antiquité étoit fort fincéré: l'amour

quàm plena utraque manus, cum labore, [y] Melior eft pugillus cum requie, & afflictione animi. Ecclefiaftes, c.4. v.6.

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