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JEAN

JEAN KEPPLER"

I

Celui qui serait entré, en 1583, dans une misérable auberge située au bord de la grande route, près du village d'Ermendingen, dans la Souabe, aurait vu un jeune garçon de douze à treize ans, à l'air maladif, à la vue faible et voilée, au regard pensif et doux, aller et venir dans la salle commune, servir les buveurs, apporter et changer les bouteilles ou les verres, essuyer les tables, s'acquitter, en un mot, de toutes les fonctions ordinaires d'un valet de cabaret, sous l'oeil rigide de son père, qui gourmandait avec dureté son embarras et sa maladresse.

Ce valet d'auberge, ce fils de cabaretier de village, devait être un jour le premier astronome de l'Allemagne. Il devait achever la révolution commencée par Kopernik, doter la science des

(1) Le véritable nom allemand est Keppler. Mais presque tous les ouvrages de cet astronome ayant été publiés en latin, où les consonnes ne sont pas redoublées, on dut écrire Joanis Kepleri opera. La plupart des écrivains français écrivent Képler, Je n'ai jamais su pourquoi; il faudrait mettre simplement Kepler si l'on voulait rappeler le nom latin que portent ses ouvrages. Mais Bayle (Dictionnaire philosophique), Savérien (Histoire des philosophes modernes), Montucla (Histoire des mathématiques) et Arago (Notices biographiques) écrivent seuls Kepler. Bailly, Delambre, et à leur suite tous les écrivains de nos jours, conservent ce malheureux é, qui n'a aucune raison d'être. Quant à nous, il nous a paru préférable d'adopter le véritable nom allemand, et d'écrire toujours Keppler. C'est ainsi que nous l'avons vu orthographié sur le portrait qui se trouve au séminaire protestant de Strasbourg (Joannes Kepplerus). La ville de Paris ayant eu à donner le nom du célèbre astronome allemand à l'une de ses nouvelles rues, a inscrit, avec raison, rue Keppler.

T. IV.

trois lois mathématiques qui président aux mouvements des corps célestes, et en fondant l'astronomie moderne, donner à ses successeurs les moyens d'accomplir des découvertes sublimes dans les champs infinis des cieux.

Il s'appelait Jean Keppler.

« Le privilége des grands hommes, dit Bailly, est de changer les idées reçues, et d'annoncer des vérités qui répandent leur influence sur le reste des siècles. A ces deux titres, Képler mérite d'être regardé comme l'un des plus grands hommes qui aient paru sur la terre. Hipparque, Ptolémée, Albategnius, Kopernik, Tycho lui-même, ont pu n'avoir aucun avantage sur les premiers fondateurs de l'astronomie, dont quelques travaux nous restent dans les tables des Perses, des Indiens, des Siamois, comme dans les belles périodes de l'astronomie ancienne. Keppler, par l'ascendant de son génie, commence notre supériorité; il a détruit l'édifice des anciens pour en fonder un plus stable et plus élevé. Il est le véritable fondateur de l'astronomie moderne, et c'est un présent que la Germanie a fait à l'Europe (1). »

Keppler, né le 27 décembre 1571, à Magstatt, village du duché de Wirtenberg, à une lieue de la ville de Weil, en Souabe, était venu au monde à sept mois. Il eut toute sa vie une constitution délicate et une vue faible. Henri Keppler, son père, était le fils d'un bourgmestre de la ville de Weil; Catherine Guldenmann, sa mère, était la fille d'un aubergiste des environs de la même ville. Elle n'avait reçu aucune éducation; elle n'avait pas même appris à lire. Sa tante, auprès de qui s'était passée une partie de sa jeunesse, avait été brûlée comme sorcière, et un mauvais renom s'était attaché, après cet événement sinistre, à celle qui avait vécu auprès de cette malheureuse victime des préjugés populaires.

Catherine Guldenmann épousa Henri Keppler, soldat dans l'armée de l'Allemagne, appartenant à une famille très-pauvre, mais qui avait quelque prétention à la noblesse. En effet, un de ses aïeux avait été fait chevalier, à Rome, par l'empereur Sigismond (2).

A l'age de six ans, le jeune Keppler fut atteint de la petite vérole. Il échappa à cette maladie dangereuse, qui pourtant lui laissa une vue faible et des yeux délicats. On l'envoya en 1577

(1) Histoire de l'astronomie moderne, tome II, pages 4 et 5.

(2) Extrait d'une note de Breitschwert communiquée à Arago par de Humboldt.

à l'école élémentaire de Léonberg. Son père servait alors dans l'armée que le duc d'Albe dirigeait contre les Pays-Bas.

Malheureusement, lorsque Henri Keppler rentra dans ses foyers, la banqueroute d'un ami, pour lequel il avait eu l'imprudence de donner sa garantie, entraîna sa ruine complète. Dans cette situation, ce qui dut l'occuper le plus, ce fut de pourvoir à la subsistance de toute sa famille il ouvrit un cabaret près du village d'Ermendingen.

Henri Keppler avait une fille et trois garçons. Il maria sa fille, nommée Marguerite, à un ministre protestant. De ses deux fils aînés, l'un devint soldat, l'autre fondeur d'étain. Quant au dernier, Jean Keppler, son père le retira de l'école de Léonberg et le prit avec lui pour le seconder dans le service. de l'auberge. Là, depuis le matin jusqu'au soir, le jeune Keppler fut occupé à servir les buveurs, quand il en arrivait, Tel fut le premier apprentissage de celui qui devait formuler les trois grandes lois mathématiques des mouvements des corps célestes.

L'enfance du jeune Keppler se passa, jusqu'à l'âge de douze à treize ans, dans le cabaret de son père. Les propos des buveurs, qui d'ordinaire ne se distinguent point par l'élégance et la pureté du langage, furent les seules leçons de morale et de goût qu'il reçut durant cette période, si importante pour l'éducation. Son père et sa mère s'entendaient mal entre eux. Ils manquaient sans doute des qualités nécessaires pour réussir dans la profession de cabaretier, car leur petit commerce ne prospérait pas, et il vint un moment où il fallut songer sérieusement à prendre un parti. Le père, Henri Keppler, s'engagea comme soldat dans une armée autrichienne qui allait combattre les Turcs, et depuis ce jour on n'entendit plus parler de lui. La mère, qui était d'un caractère dur, tracassier et sans aucun esprit d'ordre ou d'économie, dissipa toutes les ressources de la famille, et rendit son jeune fils très-malheureux.

Le pauvre enfant n'échappa que difficilement à une maladie très-grave, dont il fut atteint à l'àge de treize ans. Pendant plusieurs jours, on le crut perdu. Les soins affectueux lui manquaient sans doute, car sa mère et ses deux frères, véritables vauriens, ne l'aimaient point. Cependant, grâce aux bons soins. de sa sœur Marguerite, qui le prit auprès d'elle, il recouvra la santé.

Mais le ministre protestant, mari de Marguerite, ne voyait pas de bon œil, dans sa maison, la présence de son jeune beau-frère. Il ne le renvoya pas de chez lui après la guérison; seulement, pour l'accoutumer de bonne heure sans doute à gagner son pain, il l'employa aux travaux des champs. Jean Keppler n'avait fait que changer de servage: il n'était plus valet d'auberge, mais il était garçon de ferme.

On ne tarda pas cependant à s'apercevoir que les fatigues du labourage étaient au-dessus des forces d'un adolescent au tempérament faible et maladif. On changea donc de dessein à son égard. En le voyant maigre, pâle, épuisé et se traînant à peine, on éprouva pour lui un sentiment de commisération, et on se décida à le préparer à la carrière théologique. La théologie était alors, en Allemagne, une profession, comme chez nous l'état ecclésiastique.

En 1586, Keppler, alors âgé de dix-huit ans, entra à l'école de l'ancien monastère de Maulbronn, qui, depuis la réforme, servait d'institution préparatoire à l'Université de Tubingue. Il devait s'y préparer à la théologie. Son éducation, qui jusque là avait été fort négligée, comme on vient de le voir, se fit aux frais du duc de Wirtenberg.

Malgré son application, le jeune Keppler ne put d'abord parvenir qu'à grand'peine à plier son esprit, encore inculte, à des efforts soutenus. Les succès ne furent au commencement que douteux et médiocres. Il ne figura pas au premier rang dans l'examen auquel il fut soumis à Tubingue, pour obtenir le titre de bachelier. « Cette distinction, dit Arago, fut décernée à John Hippolyte Brentius, dont le nom à ce que je pense, n'est compris dans aucun dictionnaire historique.

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Cependant les facultés intellectuelles du jeune Keppler, stimulées par l'esprit de controverse, sortirent de leur engourdissement. Notre séminariste passa bientôt à l'Université de Tubingue. Malheureusement, il eut l'imprudence de se mêler aux luttes passionnées de la théologie. Il se laissa aller à composer des brochures contraires à l'orthodoxie protestante, ce qui le fit juger indigne de tout avancement dans la hiérarchie ecclésiastique.

Le pauvre jeune homme était menacé d'être rejeté, une fois encore, dans les plus graves embarras du présent et de l'avenir;

car la carrière ecclésiastique lui était désormais interdite. Par bonheur, l'idée lui vint de s'adonner, avant de quitter l'Université, à l'étude de l'astronomie, et de suivre, dans ce but, les leçons du professeur Mostlin.

Michel Mostlin, l'un des premiers partisans de Kopernik, avait été appelé, en 1584, de Heidelberg, où il professait les mathématiques, à une chaire dans l'Université de Tubingue. A peine Keppler eut-il entenda les premières leçons de Mostlin que son esprit entra dans une direction nouvelle. Il abandonna la théologie pour se livrer entièrement à l'étude des sciences physico-mathématiques.

Mostlin lui donna gratuitement des leçons de mathématiques et d'astronomie.

a Dès que je pus apprécier, écrit Keppler, les charmes de la philosophie, j'embrassai avec ardeur tout son ensemble. Je ne manquais pas de dispositions naturelles, et je comprenais assez bien ce qu'on enseignait de géométrie et d'astronomie dans les écoles. Mais il n'y avait là rien qui pût décider de ma vocation. J'étais élevé aux frais du duc de Wirtenberg; et lorsque je voyais mes camarades hésiter, sur l'invitation de leur prince, à voyager à l'étranger, je résolus d'accepter tout ce qu'on me destinerait. Le premier emploi qui s'offrit à moi fut celui d'astronome. »

Mostlin avait composé un Traité sur les dimensions des orbiles des planètes, selon le système de Kopernik, à une époque où c'était un grand mérite de comprendre que la théorie de l'astronome polonais est plus rationnelle que celle de Ptolémée. C'est par lui que Keppler fut initié aux grandes études mathématiques et au système de Kopernik. Aussi, de tous les titres. de Mostlin, le plus honorable devant la postérité sera-t-il d'avoir eu Keppler pour disciple.

En 1593, Keppler fut nommé, par les États de Styrie, professeur de mathématiques et de morale à Graetz.

Il y avait quelque danger pour lui, luthérien et libre penseur en philosophie, à occuper une chaire dans un pays où les protestants étaient soumis à de véritables persécutions. Cependant, comme il fallait vivre, il se décida. Il partit de Tubingue, le 11 avril, pour aller prendre possession de sa chaire, et il entra en fonctions le 24 du même mois. Il n'avait encore que vingt-deux ans.

Au seizième siècle, comme dans les siècles précédents, il

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