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Laboratorium chymicum, il maltraite beaucoup le docteur tudesque, comme pour exhaler contre lui le reste de ses rancunes. Après avoir raconté ses premières relations avec le docteur Brandt, Kunckel continue son récit en ces termes :

« De Wittemberg j'écrivis à Brandt, en le priant itérativement de me faire connaître son secret. Mais il me répondit qu'il ne pouvait plus le retrouver. Je lui écrivis encore une fois, en insistant de nouveau. Il me répondit alors qu'il avait, par l'inspiration divine, retrouvé son secret, mais qu'il lui était impossible de me le communiquer. Enfin, je lui adressai une dernière lettre dans laquelle je lui apprenais que j'allais moimême me livrer, de mon côté, à des recherches assidues, ajoutant que si j'arrivais à mon but, je ne lui en aurais aucune reconnaissance; car je savais sur quel liquide il avait travaillé, et que c'était de là probablement qu'il avait tiré son phosphore.

« A cette lettre, Brandt me fit la réponse suivante :

« J'ai reçu la lettre de M. Kunckel, et je vois avec regret qu'il est « d'assez mauvaise humeur... Je lui annonce que j'ai vendu ma découverte «à Kraft pour la somme de 200 thalers. J'ai appris dernièrement que «Kraft a obtenu une gratification de la cour de Hanovre. Si je ne suis « pas content de lui, je serai disposé à traiter avec vous, pour vous « vendre le même secret. J'espère cependant que dans le cas où vous le découvririez vous-même, vous n'oublierez point vos promesses et Votre serment envers moi. »>

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« Cela avait-il le sens commun! s'écrie Kunckel. Jamais de ma vie je n'avais sollicité un homme avec des prières aussi instantes que j'en adressai à ce Brandt, qui se donne le titre de doctor medicinæ et philosophiæ, Et il avait encore l'audace de me demander une somme d'argent si je parvenais moi-même à faire la découverte que je l'avais tant supplié de me communiquer! »

Kunckel ajoute plus loin:

« J'ai, depuis ce temps, appris que ce docteur tudesque (doclor teutonicus) s'est exhalé en invectives contre moi. Mais que faire d'un si pauvre docteur qui a complétement négligé ses études, et qui ne sait pas même un mot de latin? Je me rappelle qu'un jour, son enfant s'étant fait une égratignure au visage, je recommandai au père de mettre sur la plaie Qu'est-ce que cela? me dit-il. Du cérat, lui répondis-je. Ben, ben, reprit-il dans son patois hambourgeois, j'aurions dû y penser plus tôt. » C'est pour cela que je l'appelle le docteur tudesque.

oleum ceræ.

« Son secret devint bientôt si vulgaire, qu'il le vendit, par besoin, à d'autres personnes pour 10 thalers (environ 40 francs). Il l'avait, entre autres, fait connaître à un Italien qui, étant venu à Berlin, l'apprenait à son tour à tout le monde pour 5 thalers (environ 20 francs). »

Kunckel usa avec plus de dignité d'un secret qu'il ne devait qu'à ses talents. Pendant ses voyages scientifiques, il ne faisait

aucune difficulté de montrer à tout le monde les propriétés du phore, qui reçut alors le nom de phosphore de Kuncke. En 1679, il communiqua le procédé de sa préparation au chimiste Homberg, en retour d'un autre secret.

On sait que Homberg était le chimiste que le régent avait mis à la tête du laboratoire qu'il possédait à Paris. C'était un savant d'une haute portée, et qui avait donné dans sa carrière de nombreux témoignages de son habileté et de son dévouement aux sciences. Lorsque Kunckel le vit à Berlin, il n'était pas encore entré dans la maison du régent, mais sa réputation scientifique était déjà à son apogée. Il parcourait les divers états de l'Europe, exerçant la médecine, et se perfectionnant dans diverses sciences, qu'il cultivait avec un succès égal.

Homberg était né dans l'île de Java. Colbert l'avait attiré à Paris; mais, oublié après la mort de ce ministre, il était tombé dans une véritable détresse, dont il sortit d'une manière assez piquante. Il travaillait avec un autre chimiste, dans le laboratoire d'un certain abbé de Chalucet, qui fut plus tard évêque de Toulon, et qui ne dissimulait point ses prédilections pour l'alchimie. Son compagno■ de travail, passionné pour la même science voulut convaincre l'incrédulité de Homberg, et pour cela, il lui fit présent, comme raison tout à fait démonstrative, d'un lingot d'or, qu'il assurait avoir fabriqué. « Jamais, disait Homberg, on ne s'est joué de moi d'une façon plus civile ni plus opportune. » Il conserva son incrédulité et vendit son lingot. Il en retira quatre cents livres, qui lui permirent de se rendre à Rome, d'où il recommença ses voyages.

"

Homberg reçut de Kunckel le secret de la préparation du phosphore, par un de ces échanges qui étaient alors fort en usage entre savants. Il avait longtemps travaillé avec Otto de Guericke, l'inventeur de la machine pneumatique et de la machine électrique. Le bourgmestre de Magdebourg avait construit un autre instrument, qui ne nous apparaît plus que comme une bizarre curiosité historique, mais qui était alors fort admiré. C'était un tube rempli d'air, au milieu duquel se tenait, en équilibre, une petite figure d'homme, extrêmement légère, puisqu'elle restait suspendue dans l'air, en vertu de son poids spécifique. Cet instrument, qui portait le nom de petit homme prophète, tenait lieu du baromètre, non encore inventé. Exécu

T. IV.

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tant certains mouvements sous l'influence des variations de la pression extérieure de l'air, la petite figurine marquait, par ses déplacements, le beau temps ou la pluie. Homberg avait appris chez Otto de Guericke à construire cet appareil, il l'échangea avec Kunckel contre le procédé de la préparation du phosphore. Homberg décrivit la manière de préparer ce corps simple, dans un mémoire qui parut en 1692, dans le Recueil de l'Académie des sciences, sous ce titre: Manière de faire le phosphore brûlant de Kunckel. C'est ainsi que le phosphore et sa préparation furent connus en France.

Cependant, malgré la publicité qui fut donnée par l'Académie des sciences de Paris au mémoire de Homberg, les chimistes, qui avaient essayé de mettre ce procédé à exécution, avaient presque tous échoué. En 1737, il n'y avait en Europe qu'un seul homme qui sût préparer le phosphore; c'était Godfrey Hankwitz, apothicaire à Londres, qui tenait le procédé de Robert Boyle. Par une des nombreuses bizarreries que nous présente l'histoire du phosphore, ce corps singulier devait, en effet, être découvert une seconde fois, en dépit de l'inventeur. En 1679, Kraft avait apporté en Angleterre un échantillon de phosphore, pour le mettre sous les yeux de Charles II et de la reine. Le roi fut charmé des curieux effets de cette substance, et il en fit présent à Boyle. Sur le simple renseignement qu'on le retirait du corps humain, Robert Boyle, en 1680, reproduisit le tour de force de Kunckel. Après plusieurs tentatives inutiles, il réussit à isoler le phosphore, et trouva un procédé très-convenable pour sa préparation. Il révéla ce procédé à son assistant de la Société royale de Londres, Godfrey Hankwitz, chimiste-apothicaire, qui eut depuis ce moment le privilége de fournir le phosphore à toute l'Europe. C'est pour cette raison que le phosphore fut alors connu des chimistes, sous le nom de phosphore d'Angleterre.

Ainsi le phosphore fut découvert successivement par trois chimistes: Kunckel, Brandt et Robert Boyle. La même particularité s'est rencontrée, au siècle suivant, pour l'oxygène. Entrevu par Cardan, au seizième siècle, par Jean Rey et par Robert Boyle, au dix-septième, l'oxygène fut découvert simultanément, au dix-huitième siècle, par Schéele, par Bayen, par Priestley et par Lavoisier.

NICOLAS LEMERY

En 1680, la rue Galande, à Paris, était occupée presque tout entière par des étudiants, qui venaient s'y loger afin d'être mieux à portée d'entendre les leçons de chimie du célèbre Nicolas Lémery. Sa maison étant trop petite pour recevoir tous ceux qui voulaient y prendre pension et dîner à sa table, Lémery avait dû louer presque toutes les maisons de la rue Galande, pour y établir ses élèves.

Dans le milieu du jour, à l'heure où Lémery faisait son cours public de chimie, cette rue, qui nous apparaît aujourd'hui si abandonnée et si triste, prenait un aspect d'animation extraordinaire. Elle se remplissait d'une foule assez diversement composée. La majorité était sans doute formée d'élèves ou d'hommes déjà instruits, avides d'entendre la parole facile et brillante du jeune professeur en l'art nouveau de la chymie; mais on y voyait aussi des seigneurs et de nobles dames. Les chaises à porteurs, les carrosses, les chevaux et mules, qui avaient amené cette partie brillante de l'auditoire, ajoutaient à l'encombrement de la rue.

Mais le spectacle le plus intéressant n'était pas dans la rue. Pour nous en convaincre, suivons les auditeurs. Après avoir traversé une vaste cour, prenons une petite porte qui se trouve à un de ses angles. Cette porte ouvre sur un escalier étroit et roide, qui nous fera descendre dans une espèce de cave. Une obscurité complète règnerait dans cette vaste salle souterraine, si de grandes fenêtres, à travers lesquelles le soleil vient se

jouer, ne l'éclairaient d'une vive lumière. Tous les ustensiles de la chimie du temps, aux formes souvent bizarres, se voient ici. Les athanors, les cucurbites, les alambics, les bains-marie et bains-de-sable, les soufflets de forge, les creusets, les miroirs concaves, pour réfléchir les rayons solaires, les lentilles de cristal, pour la concentration des mêmes rayons, les bassines, les spatules, en un mot, tout l'attirail chimique et pharmaceutique du temps, sont rangés méthodiquement autour d'une énorme cheminée. Au milieu de tout cela, le jeune professeur, sur lequel tous les regards sont fixés, expose les expériences et acquisitions nouvelles de la chimie. Il parle des travaux de Glazer, des découvertes de Glauber, des observations de Robert Boyle, de Kunckel et de Homberg. L'auditoire, suspendu à ses lèvres, ne se sent pas de surprise et de joie lorsque Nicolas Lémery met sous ses yeux quelque échantillon du phosphore de Kunckel, et le rend témoin des étranges phénomènes auxquels donne lieu l'inflammation subite de ce produit au contact de l'air, expérience qu'il sait graduer et varier de mille façons, en véritable artiste. Mais où l'auditoire est réellement charmé, parce qu'il a la conscience d'être initié à l'une des grandes vérités de la chimie nouvelle, c'est lorsque Lémery, se servant d'une épaisse lentille de cristal, pour concentrer les rayons solaires, transforme subitement un métal, tel que l'antimoine, le plomb, ou l'étain, en un produit nouveau, absolument dépourvu des propriétés métalliques, en un oxyde, ou plutôt en une chaux, comme on l'appelait alors, et démontre, selon les principes de Jean Rey, que cette transformation en chaux tient à ce que le métal a absorbé une partie de l'air, et que, suivant l'expression de Jean Rey, il s'est épaissi » en augmentant de poids.

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Nicolas Lémery n'avait pas seulement, pour attirer à lui la foule, le charme d'une parole éloquente. Etabli pharmacien à Paris, il s'était promptement rendu populaire, non-seulement par la bonne qualité des drogues qu'il débitait, mais par mille. recettes domestiques, inoffensives et sûres. Il n'avait pas son égal pour préparer des fards, cosmétiques et eaux de senteurs, propres à entretenir et à relever la beauté des femmes.

Nicolas Lémery, qui s'était fait en si peu de temps, dans la capitale de la France, une réputation immense, n'avait pourtant

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